Les colonisés n’ont pas attendu les guerres de libération pour résister. Tout le long de la colonisation, ils ont eu recours à des degrés divers aux armes du faible: dissimulation, sabotage, paresse, corruption, fuite physique et mentale mais aussi magie et envoûtement, délinquance et sexe tarifé.
Extrait de mon livre: Une contre-histoire de la colonisation française:
La paresse, le vol et la mauvaise foi
Les correspondances privées en provenance des colonies sont remplies d’histoires de boys chapardeurs et de ménagères malpolies. Le personnel de maison a vécu dans l’intimité des Français, il a été aux avant-postes du choc des civilisations et sur le rebord de la lame tranchante de l’apartheid colonial. Alors, il s’est adapté et parfois de la pire manière qui soit c’est-à-dire en confirmant les stéréotypes construits à son égard par les Français.
Albert Londres, un humaniste pourtant, restitue les mœurs très discutables de son boy Birama qui ne lavait jamais son linge, volait son savon et dilapidait l’argent des courses en s’achetant des babioles et en faisant des paris aux jeux.
Le boy remplace le valet de chambre de l’Ancien Régime qui mettait à sac les cuisines pendant que son seigneur dormait. C’est la vengeance du faible, de celui qui ne peut rendre les coups de pied.
Se faire passer pour un paresseux est un moyen sûr de ne pas être surchargé de travail, une manière comme une autre d’ennuyer son patron européen. Une sorte de sabotage à petite échelle de la colonisation. Du boy qui travaille peu ou mal au coupeur de bois qui traîne les pieds, il y a un continuum discret de refus et de désertions. Rien de bien flamboyant ni d’héroïque mais une tenace obstination à nuire. Si le blanc a le pouvoir, les indigènes ont la capacité de nuisance.
Parfois, la nuisance peut atteindre des degrés avancés de perversité, aboutissant à la dégradation du blanc. Ce dernier peut être tourmenté par un mauvais sort ou bien empoisonné au moyen d’une potion discrètement versée dans sa nourriture. Il suffit de trouver un bon féticheur. Qui saura faire la différence entre une fièvre maligne et un empoisonnement ? De toutes façons, nombre de colonies n’ont pas de laboratoire de toxicologie.
Parfois, la contamination est charnelle. Le boy étant un objet sexuel aux yeux de certains fonctionnaires et colons, souvent célibataires ou ayant laissé leurs épouses en France. Ce fut le cas en particulier durant les premiers temps de l’Indochine française lorsque les femmes européennes étaient rares dans la colonie.
A en croire les témoins de l’époque, la tentation était maximale dans le Saigon des années 1860-1880 bien avant le rétablissement d’un ratio décent entre hommes et femmes :
« À moins d’une force de caractère exceptionnelle, il était bien difficile [pour l’homme célibataire] de ne pas glisser sur la pente dangereuse du vice, et le soir, s’il avait la force de faire une petite promenade à pied pour gagner un peu de sommeil, toute une nuée de boys lascifs venait tourner autour de lui, et lui offrir d’immonde faveurs. »[1]
Les boys comme les nays[2], les porteurs, offraient une alternative aux hommes seuls, militaires ou civils. Bien sûr, il y avait des bordels mais très peu étaient « aux normes européennes », du moins jusqu’aux années 1880-90 (voir ci-après). La disponibilité de jeunes vietnamiens serviles permettait de s’adonner à des pratiques homosexuelles qui étaient fort mal vus à l’époque en France. Pour quelques pièces de monnaie, le « problème » était réglé et dans la discrétion du logis sans avoir besoin de s’immerger dans des lieux malsains et mal aérés. N’oubliez pas que l’Européen est un être vulnérable aux colonies avant l’arrivée de la quinine et l’extension de l’offre de soins : il a peur de quitter les quartiers européens et de s’engouffrer dans les cases et les huttes insalubres des autochtones.
Le boy qui couche avec son maître accomplit un acte « politique ». Un acte de subversion même puisqu’il dégrade le corps de l’Européen par la transmission des germes et des microbes et par le contact homosexuel. Deux symboles forts dans une époque convaincue que l’indigène est sale et que la « pédérastie » est une abomination.
Le sexe tarifé
Bien entendu, qui dit sexe dit maladies vénériennes qu’il s’agisse de relations homosexuelles ou hétérosexuelles.
Durant les vingt premières années de l’occupation française en Indochine (1860-1880), la syphilis a représenté la moitié des invalidations dans les hôpitaux. C’est une arme de destruction massive ! Arme du faible par excellence : pas chère et à faible bruit.
Aussi, n’y-a-t-il aucune surprise à voir l’armée organiser elle-même des Bordels Militaires de Campagne, installés près des casernes et soumis à un contrôle sanitaire strict. Les fameux BMC devaient éloigner les soldats et les officiers des femmes (et des hommes) à la santé douteuse. Peine perdue dans de nombreux cas car la tentation de l’interdit parle toujours plus fort que les admonestations des généraux. Et de toute façon, un bordel « de l’Etat » n’aura jamais les atouts d’une maison close privée, soumise à la concurrence et affranchie des règles bureaucratiques.
En Indochine, la prostitution a pris une ampleur considérable afin de satisfaire une demande toujours soutenue en femmes européennes et en femmes jaunes. Le « désir » européen a rencontré une offre locale agile qui a su s’organiser et garder une longueur d’avance sur l’administration coloniale. Cette offre a puisé dans une tradition ancienne de lupanars chinois et japonais, antérieurs à la colonisation et habitués à servir une clientèle étrangère. Le Vietnam précolonial disposait également d’une pratique ancienne de la prostitution qui s’est enflammée au contact de la colonisation (afflux d’hommes célibataires oblige).
En 1931, il y avait 17 bordels régulés à Saigon (offrant des femmes indochinoises, asiatiques et européennes) contre des dizaines de maisons clandestines. L’on pouvait trouver des filles également dans certaines fumeries d’opium et dans les théâtres chinois sans oublier les garnis propices aux rencontres discrètes et furtives. Autant de lieux difficiles à surveiller car à la lisière de l’art, de l’amusement et de l’hôtellerie. A mesure que la municipalité serrait la vis, la prostitution s’est déplacée vers les banlieues et les campagnes, c’est-à-dire au-delà du champ de compétence de la police des mœurs. Il en va de même à Hanoi où les matrones et les filles se sont installées dans la zone suburbaine qui, en vertu du découpage administratif, dépendait du Protectorat du Tonkin alors que la ville en soi était une colonie française à part entière[3].
Au final, qui contrôlait qui ? Les uns diront que l’homme blanc dominait le corps de la femme indochinoise. D’autres souligneront que la matrone voire certaines prostituées de haut vol tiraient leurs épingles du jeu en amassant l’argent et en tournant en bourrique les clients asservis par leur passion. De toute façon, dans les deux camps, les maladies vénériennes faisaient des ravages. Match nul peut-être.
[1] L’Amour aux Colonies, page 54. Lu aujourd’hui, ce livre peut sembler scandaleux car il est traversé par un racisme assumé et une aversion franche de tout ce qui n’est pas blanc et français. Cela dit, si le lecteur veut bien mettre de côté ses préjugés, il trouvera dans ce texte une lucarne sur l’inconscient colonial qui mêle fascination pour le sexe interracial, répulsion pour l’indigène et péril vénérien. Ces trois ingrédients se composent et décomposent au gré des circonstances et des émotions. Au final, il n’y a pas de place pour l’amour, telle est certainement la leçon véritable de ce livre.
[2] En langue annamite, nay veut dire panier. Ce sont en effet des enfants de sept à douze ans, munis d’un panier et qui font le siège des boutiques pour offrir leurs services de portage.
[3] A l’époque, les autorités coloniales en Indochine avaient pour modèle Casablanca ! En effet, la ville (sacré Lyautey) avait innové dès 1924 en inaugurant un quartier réservé à la prostitution, emmuraillé, fermé sur lui-même, accessible par une seule porte, doté d’un dispensaire, d’un poste de police et de gendarmerie et d’une prison sans oublier les cafés et les boutiques. Le Bousbir (de la déformation du propriétaire du terrain nu sur lequel a été édifié le quartier, un certain Prospère). Toutefois, la greffe n’ pas pris en Indochine, le « milieu » de la prostitution étant plus fort et agile que prévu, ne se laissant pas enfermer dans un endroit confiné.
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