Pourquoi fait-on des prisonniers ? Galula répond que la détention doit servir à obtenir des informations sur les insurgés et leurs sympathisants. Un rebelle repenti vaut plus qu’un rebelle abattu.
Extrait de La vie extraordinaire de David Galula. Manuscrit à la recherche d’un éditeur.
« On nous a fait faire tous les métiers, oui, tous les métiers, parce que personne ne pouvait ou ne voulait les faire. Nous avons mis dans l’accomplissement de notre mission, souvent ingrate, parfois amère, toute notre foi, toute notre jeunesse, tout notre enthousiasme. »
Commandant Hélie de Saint-Marc (1922-2013)
Galula est à Aissa Mimoune pour pacifier. Cela signifie éliminer les rebelles « irréconciliables », rallier les autres et restaurer l’ordre suffisamment pour que la sécurité redevienne l’affaire des services « habituels » qui sont police et gendarmerie. Quand la pacification est atteinte, l’armée peut se replier pour de bon. Au milieu de 1956, pacifier est plus une imprécation, un vœu pieux qu’un objectif atteignable. Aux quatre coins du pays, on tâtonne, on essaye diverses méthodes mais il n’y a aucune doctrine pour éclairer les officiers sur le terrain. On leur demande de pacifier, un point c’est tout.
Le génie de Galula réside dans réalisme. À le lire, on dirait qu’il écrit à ses collègues officiers, empêtrés dans un conflit qui semble sans fin. Sa plume n’a rien d’universitaire ou de journalistique. Il veut énoncer des solutions « pratiques » au lieu de faire un tableau exhaustif des théories de la pacification.
Les Anglo-saxons préfèrent parler de contre-insurrection (peut-être que « pacifier » a un arrière-gout colonialiste) et Galula regroupera sa pensée sous ce vocable. Son livre majeur, Counterinsurgency (1965) expose les principes et les lois du genre. Ouvrage essentiel dans l’art de la guerre, il figure en bonne place dans la liste de lecture des futurs officiers américains (US Marines et Armée de Terre). Mais, nous autres civils sommes peut-être plus intéressés par la personnalité de l’auteur et son vécu que par les concepts académiques. Bien qu’il s’adresse à un public spécialisé, Galula donne vie à ses idées au travers d’anecdotes qui en disent long sur son caractère. Dans les pages à suivre, je raconterai 5 anecdotes tirées des deux ans que Galula passera au Djebel Aissa Mimoune. Elles en disent long sur sa personnalité et l’originalité de ses idées. Comment ne pas tomber sous le charme de Galula après avoir lu quelques-unes de ses aventures en Kabylie ?
Le visiteur malvenu
La population a des liens avec la guérilla, bien malgré elle dans la plupart des cas. Elle doit offrir gîte et nourriture à des combattants qui n’utilisent ni uniformes ni badge d’identification. Aux soldats de Galula il est presque impossible de dire qui est qui, faire la différence entre civils et insurgés. Au tout de début de la pacification, Galula recommande de nouer des liens avec la population, non pour se montrer gentils ou amicaux mais pour habituer les villageois à voir leurs mouvements contrôlés. Comment y parvenir sans soumettre les civils à des conditions de vie insupportables ?
Certains proposeront de les enfermer dans des villages dits sécurisés. En Malaisie, les Anglais ont obligé les paysans à vivre dans des hameaux stratégiques entourés de barbelés et fermés hermétiquement la nuit. L’idée est de séparer les rebelles des habitants donc les priver de riz, de pénicilline, de vêtements propres et de renseignements sur le mouvement des Anglais.
En Algérie, les autorités créent des camps de regroupement (appelés aussi village pilote) où les fellahs passent la nuit. Le jour ils peuvent labourer leurs champs. Dans certains cas, leurs terres sont déclarées zones interdites et les paysans condamnés au chômage. Pendant la guerre d’Algérie, d’immenses superficies seront vidées de leurs habitants ; l’armée y a le droit de tirer à vue. Les riverains sont obligés de fuir vers les bidonvilles d’Alger ou se regrouper dans les villages que la France monte à la hâte. On parle de 2 millions de déplacés (sur 10 millions d’habitants). Galula rejette ces « solutions », elles lui paraissent contreproductives car susceptibles d’aliéner la France un peu plus la population. Comment susciter le respect et la loyauté de celui dont vous détruisez le mode de vie?
Dans son secteur, Galula recense minutieusement et périodiquement la population. Ses équipes visitent chaque maison et peignent à la chaux le nom du chef de famille et le nombre d’habitants. Le tout est consigné dans un carnet et les données seront mises à jour au travers de visites impromptues. Entrées et sorties sont détectées par ce biais. Si un jeune rejoint le maquis, Galula l’apprend vite et met sa famille sous surveillance. Il y a fort à parier que d’autres départs auront lieu parmi les frères et cousins sans oublier que ceux qui seront restés dans le village pourront offrir le gite à des rebelles le cas échéant. De nos jours, ces techniques seraient inacceptables car trop intrusives mais nous sommes dans les années 1950 et tous les jours des bombes éclatent tuant européens et musulmans. Quand une famille reçoit une visite elle doit la signaler aux Français (si le visiteur passe la nuit). Autrement, Galula confisque un mouton ou une chèvre, propriété de la famille, qu’il fait sacrifier sur le champ. La viande est distribuée aux nécessiteux. Ainsi, le message passe immédiatement, sans attendre les médiations et les lenteurs de la justice officielle. D’ailleurs, il n’existe aucun texte pour sanctionner ce genre de situation, chaque officier improvise comme il peut dans son sous-quartier.
Le système fonctionne à merveille. Trop bien même. Un jour, un homme kabyle souhaite rendre visite à son cousin. Galula est à son P.C quand des villageois lui amènent spontanément l’intrus. Les soldats prennent les renseignements nécessaires et le libèrent. Un peu plus tard, d’autres riverains ramènent le malheureux. Galula le libère à nouveau. Le pauvre voyageur reviendra une troisième fois au poste, toujours escorté par des villageois qui ne veulent pas perdre leur mouton ! Galula ordonnera le transport du visiteur par jeep pour qu’il puisse enfin se réunir avec sa famille.
Les prisonniers tenus au chaud
Que faire des détenus ? Comment traiter les prisonniers ? C’est le cauchemar des armées modernes dans les guerres irrégulières. Quand le FLN ou les FARC de nos jours capturent des soldats, ils ne sont tenus à aucun droit de la guerre.
On verra rarement la presse internationale et les ONG dénoncer les mauvais traitements infligés par les rebelles à leurs captifs. Cinquante ans ont été nécessaires pour que les médias acceptent timidement de rendre compte des atrocités du FLN algérois contre les civils européens, littéralement vidés de leur sang dans des cliniques clandestines[1] où l’on soumettait les otages à des transfusions sanguines sauvages jusqu’à mort s’en suive. Mais, quand l’armée française fait des prisonniers, on attend d’elle une attitude exemplaire. La guerre révolutionnaire est asymétrique.
En 1956, les forces françaises en Algérie n’ont pas une idée claire de ce qu’il faut faire des prisonniers. L’Algérie fait partie de la France à l’époque, la justice française doit prévaloir en théorie et prendre ne charge les enquêtes. Mais, sur le terrain, une guerre est en cours et l’armée n’est pas sûre de la gagner. Alors, les soldats évacuent vite la procédure standard qui consiste à contacter la gendarmerie et présenter le détenu au procureur. Chacun fait ce qu’il peut dans son coin, et au fur et à mesure de la montée en puissance des opérations, le nombre de détenus explose. Toutes les conditions sont réunies pour que se multiplient mauvais traitements, tortures et libérations intempestives (d’où des récidives fréquentes). En Irak, les Américains feront face à un problème similaire. Le tristement célèbre camp de Abu Ghraib symbolise tout ce qu’il ne faut pas faire dans une guerre révolutionnaire. Les atrocités révélées par la presse décrédibilisent totalement la mission « humanitaire » des USA en Irak et justifie l’insurrection. Sur le plan moral, l’armée américaine à Abu Ghraib descend au même niveau qu’Al Qaeda voire pire car l’opinion publique se montre plus sévère avec les troupes occidentales.
Pourquoi fait-on des prisonniers ? Galula répond que la détention doit servir à obtenir des informations sur les insurgés et leurs sympathisants. Un rebelle repenti vaut plus qu’un rebelle abattu (la doctrine actuelle de l’armée colombienne va dans ce sens aussi). Un repenti peut être relâché et servir d’outil de propagande. S’il a été bien traité, il dira que la France respecte la dignité humaine. Dans certains cas, il pourra même témoigner des conditions difficiles du maquis, de ses désillusions en tant que guérillero et des bénéfices de la repentance. Dans l’esprit de Galula, l’armée n’est pas là pour se venger. Si elle doit éliminer et priver de liberté les leaders et les éléments dangereux, son objectif le plus désirable est la repentance des fellagah. Il ne le dit pas par gentillesse ou amour de la population algérienne, il pense de manière utilitariste.
Mais comment obtenir le résultat souhaité par Galula ? Comment interroger les détenus de manière humaine et obtenir la collaboration des futurs repentis ?
Une bonne partie des militaires répugne à interroger les prisonniers et à s’occuper d’eux (les garder, les nourrir, etc.). Ils estiment que c’est le travail de la police et de la gendarmerie. La question des détenus les détourne des missions qu’ils sont venues accomplir en Algérie : faire des ratissages, monter des embuscades et surveiller les frontières. Galula pense pareil.
En novembre 1956, dans le village de Bou Souar, Galula interpelle 15 personnes (dont une femme) suite à une dénonciation. Elles seraient les membres de la cellule locale du FLN. Galula ne livre pas les suspects à la police car il ne fait plus confiance au système judicaire conventionnel pour régler les problèmes algériens. Il interroge les détenus un par un. Les deux premiers jours, ils ont droit à la même nourriture que les soldats français. L’interrogatoire ne donne rien. On atteint les limites du dialogue et de la persuasion. Le lendemain, il les met au régime sec (ils reçoivent de l’eau et rien de plus). Mais, toujours rien, pas d’aveu. Alors, le leader présumé du groupe est placé dans le four de la boulangerie du village d’Ighouna, à proximité du lieu de détention improvisé. Le four est éteint bien entendu. Mais, l’homme couvert de suie de la tête aux pieds se décide enfin à parler. Galula, impressionné par ce qui vient de se produire enfile un vieux vêtement et fait lui-même l’expérience du four. Il réunit ensuite ses subordonnés et leur annonce que personne d’autre que lui pourra utiliser cette technique d’interrogatoire. Il préfère faire ce « travail de police » qu’il désapprouve que le confier à ses hommes. C’est sa manière d’obtenir des résultats (la seule chose dont les commandants au-dessus de lui se préoccupent) sans abus ni bavures. Il aurait bien pu s’enfermer dans son bureau et laisser faire son équipe. La torture naît souvent de l’indifférence et du silence complice de chefs timorés.
Djebel Assa Mimoune, comme le fait remarquer Mathias Gregor, n’est pas l’enfer. C’est un secteur compliqué[2] mais il peut sembler bien tranquille à côté d’Alger. La capitale est déchirée par le terrorisme, les bombes brulent et mutilent les enfants, les femmes, les Européens et les Musulmans. En juin 1957, une bombe explose au Casino de la Corniche, on compte 8 morts et 81 blessés dont dix seront amputés[3]. Alger est pris de panique. L’ambiance est délétère. Tout le monde exige des résultats contre le terrorisme. Les parachutistes sont en charge de la sécurité durant l’année 1957 ; ils sont 5 000 pour une ville de 500 000 habitants où la police (comme la justice) est en stand by, dépassée par le FLN. Ils n’ont aucun protocole officiel, aucun manuel qui leur stipule comment interroger les suspects, jusqu’où aller et ce que la France ne peut pas accepter en termes d’atteinte à la dignité. Sans instruction claire, les soldats torturent. Mon propos n’est pas d’excuser la torture (il est tellement facile de se draper derrière des causes faciles). Je m’intéresse à l’engrenage qui amène une troupe d’élite (les paras) à placer des électrodes aux oreilles des prisonniers.[4]
Au Djebel Aissa Mimoune, Galula n’a pas eu la même pression que ses collègues d’Alger. Nous ne saurons jamais comment il aurait réagi à leur place et sous les ordres d’anciens de l’Indochine comme Massu et Bigeard. Une chose est sûre, Galula n’est pas Aussaresses, ce n’est pas un tueur[5]. Bien que parfaitement conscient du caractère abjecte de la guerre, il estime que la cruauté ne sert à rien. Dans Pacification, il vient en défense du préfet de Tizi Ouzou qui a envoyé des membres hauts placés du FLN se reposer tous frais payés à la station de ski de Michelet (est algérien). Plusieurs ont critiqué le préfet pour le traitement VIP donné à des prisonniers qui ont du sang français sur les mains. Galula, lui, estime qu’il fallait le faire, l’essentiel étant d’obtenir des résultats sur le front du renseignement : « Unnecessary harshness never pays. »[6]
L’huile d’olive au service de la démocratie locale
Fin 1956, la France décide de transformer de fond en comble l’organisation territoriale de l’Algérie.
On veut en finir avec l’Algérie algérienne sous-administrée et abandonnée à elle-même. L’idée est de créer des municipalités dirigées par des musulmans pour que les Algériens prennent leur destin en main, du moins au niveau de la commune.
Galula appuie l’esprit du projet ; il est le premier à critiquer le système des communes mixtes où un administrateur français s’occupe tout seul d’un immense secteur composé presque exclusivement de musulmans[7]. Avec son humour pinçant, il écrit que les kabyles de la région n’ont jamais vu leur administrateur qui depuis l’avènement de l’automobile ne monte plus le djebel.
I once asked some villagers in the Aissa Mimoun how often they had seen the administrateur before the rebellion. “Never.” The invention of the automobile was the culprit. When the administrateur had a horse, he used to go everywhere. But in the last 40 years he had become roadbound and seldom bothered to climb the Djebels.[8]
Comme d’habitude dans un système paternaliste, personne n’a demandé leur avis aux Algériens. Ont-ils vraiment envie d´élire maires et conseillers municipaux ? Si oui, où sont les élites qui vont occuper les milliers de postes que la réforme communale (la municipalisation) va créer ? Dans l’ensemble du sous-quartier de Galula, ils sont à peine cinq ou six à savoir lire et écrire sur plus de 15 000 âmes.
En dépit des difficultés, Galula croit fermement en la nécessité de confier aux musulmans la gestion des affaires locales. Si les Algériens finissent par croire que le FLN est la seule alternative à l’administration française alors la France ne gagnera jamais la guerre. Galula part du principe qu’une communauté obéit volontiers à une autorité légitime. La légitimité dépend de plusieurs facteurs dont les deux principaux sont :
a) L’autorité ressemble au peuple et émane d’une manière ou d’une autre de sa volonté. C’est pour cela que les peuples n’aiment pas obéir à une force d’occupation étrangère. La plupart des mouvements de libération des années 1950-1960 ont chassé des autorités coloniales (illégitimes car étrangères) pour les remplacer par des dictatures.
b) Que ceux qui exercent le pouvoir soient perçues comme sérieux et compétents.
Nous acceptons sans rechigner un pouvoir légitime. La légitimité rend naturelle notre obéissance et soumission à l’ordre établi. C’est l’onction que seul le peuple peut octroyer à l’autorité. Si la France veut couper l’herbe sous le pied du FLN alors elle doit convaincre les Algériens que lui obéir fait partie du « cours normal des choses », que cela va de soi. Pour ce faire, Galula œuvre de toutes ses forces pour que les villageois soient représentés par des kabyles comme eux, à condition qu’ils soient dynamiques et compétents.
Dans son entreprise, Galula rencontre plusieurs écueils. Certains candidats naturels au poste de maire sont antifrançais. D’autres personnalités valables ont peur du FLN et des représailles. Et une grande majorité ne sait ni lire ni écrire (et encore moins gérer un budget de fonctionnement). A certains endroits, on propose des sympathisants du FLN comme représentant du village. Un moyen pour les habitants de ne pas se « griller » avec la guérilla. Galula a ses doutes sur la loyauté des candidats mais il est obligé de leur donner une chance faute de preuves. Dans un cas au moins, une candidature spontanée a lieu et Galula est impressionné par les qualités démontrées par l’édile.
Mais, que faire quand un village ne veut pas coopérer ? A Igounane Ameur, un des plus gros villages de la circonscription, les habitants ont peur de se mouiller. Ils finissent par proposer comme chef un vieillard au bord e la sénilité. Galula, qui n’est pas né de la dernière pluie, se rend compte du stratagème. Mais, il doit composer en attendant des temps meilleurs. Et l’occasion se présente à l’automne 1957, en pleine saison des olives, lorsque les villageois lâchent tout pour s’occuper exclusivement de récolter les olives, les nettoyer et les presser. La durée de vie des olives « fraiches » est courte, il est donc essentiel de les triturer (pour obtenir de l’huile) ou les dénoyauter. Le seul moulin disponible était celui du village fantôme d’Igouna, vidée de ses habitants sur ordre de l’armée française suite à une embuscade qui a eu lieu à proximité bien avant l’arrivée de Galula. Inquiets de perdre leur récolte, les villageois montent en délégation solliciter de Galula la réouverture du moulin. Il conditionne son accord à la mise en place immédiate d’un maire et d’un conseil municipal. Son vœu sera exaucé dans les 24h suivantes !
[1] M.Grégor, interview France 24.
[2] Le prédécesseur de Galula sera assassiné par le FLN ainsi que ses deux successeurs (après 1958).
[3] http://www.histoire-en-questions.fr/guerre%20algerie/alger-attentats-casino.html
[4] Le film ítalo-algérien “La Bataille d’Alger” tourné en 1966 restitue admirablement l’ambiance d’Alger en 1957 au plus fort de la vague d’attentats.
[5] Toute proportion gardée, il y a tout de même lieu de relever l’ironie de l’Histoire: Aussaresses termine as carrière comme général alors que Galula a eu le plus grand mal à gravir les échelons (son dernier grade est lieutenant-colonel).
[6] Pacification, page 185
[7] Des caids musulmans appuient l’administrateur pour la collecte de l’impôt, une fois par na.
[8] Pacification, page 37
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