Le crépuscule d’une civilisation aborde un sujet d’actualité, les troubles du monde arabe, et les éclaire selon une perspective originale. Il n’est pas question de radiographier le Coran pour disculper ou incriminer qui que ce soit, ni de faire la généalogie des évènements du Printemps Arabe, ni d’analyser l’évolution du prix des hydrocarbures. Le livre souhaite « oxygéner » la discussion au sujet du monde arabe en la mettant en perspective d’une manière multidisciplinaire (sociologie, ethnographie, sciences politique, histoire, géopolitique).
La thèse principale du livre est que les Arabes sont comme ils sont aujourd’hui parce qu’un processus lent les a privés d’élites capables de donner du sens et de mentalités à même d’accompagner l’entrée dans la Modernité. Le crépuscule d’une civilisation stipule l’existence de plusieurs mondes arabes distincts (par leur histoire, leur milieu et leur composition éthique). En dépit de leurs différences, ils se sont tous laissés emprisonner dans un engrenage pernicieux qui, depuis l’an 1492 au moins, les condamne à la décadence. Les facteurs d’entropie des mondes arabes ont à voir avec l’esclavage, le féodalisme et le mode de vie rural.
L’originalité du livre est qu’il évacue colonisation et religion comme facteurs décisifs dans la décomposition de la civilisation arabe. Sans renier leur impact réel sur la performance économique et géopolitique des pays arabes, l’ouvrage postule que le plus grand défi aujourd’hui est de soigner l’entrée désastreuse des Arabes dans la Modernité. Par le concept de Modernité Mutilée, l’auteur tente d’établir que le contact des Arabes avec la Démocratie, les Lumières, le Matérialisme et le Progrès économique a été superficiel et traumatisant.
Le désarroi ressenti par des millions d’Arabes aujourd’hui reflète une insertion malheureuse et incomplète dans la Modernité. Le livre lance un appel urgent et passionné aux élites arabes pour qu’elles se remettent à produire du sens au lieu de laisser les peuples à l’abandon, entre les mains des mouvements millénaristes et des mafias.
Le crépuscule d’une civilisation sera certainement un livre polémique. Il va déranger par son approche originale qui prend le parti de remettre la religion à sa place (un facteur secondaire du problème arabe). Il surprendra et irritera aussi une partie des élites arabes qui ne veulent pas assumer leur responsabilité dans la déliquescence d’une civilisation autrefois brillante.
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Extraits:
Ruralité et féodalité ont forgé les sociétés arabes
Le monde arabe n’a pas connu de révolution similaire à celle de 1789. Pour ainsi dire, l’Ancien Régime s’est maintenu presque intact dans le monde arabe jusqu’aux années 1950. Par « Ancien Régime », je me réfère aux structures féodales et monarchiques qui ont dominé depuis toujours l’organisation politique et administrative des Arabes. C’est un mode de gouverner qui repose à la fois sur une monarchie absolue (en générale sans aucune constitution écrite) et sur une caste de seigneurs qui administrent les affaires locales. Ces seigneurs, en général, concentrent tous les pouvoirs en leur personne : exécutif, juridique et législatif. Dans les limites de son fief, le seigneur féodal arabe aurait pu aisément paraphraser Louis XIV et affirmer : « L’Etat, c’est moi ». Cette organisation politique et administrative a été conservée sous l’occupation ottomane, le chef de la nation se soumettant d’une manière ou d’une autre à Constantinople.
Pour se faire une idée de ce qu’était un seigneur féodal arabe, il convient d’examiner la biographie des grands Caïds marocains de la première moitié du XXe siècle : Thami El Glaoui (1879-1956), Miloud El Ayadi (1880-1964) par exemple. Ces deux hommes étaient des véritables dictateurs locaux avec un droit de vie ou de mort sur la population. Ils agissaient en vice-rois de facto. Bien plus, aucune constitution ni Etat de Droit ne venaient limiter leur pouvoir. A vrai dire, le seul contrepouvoir était l’ingérence de la puissance coloniale française dans leurs affaires.
Dans l’Histoire longue, le féodalisme arabe se présente souvent sous la forme d’un tribalisme exacerbé. Il diffère ainsi du féodalisme européen. Chez les Arabes, il n’existe pas de noblesse de sang ni de rang. La noblesse ancienne en Europe descendait des croisés qui avaient combattu précisément les Arabes au Levant. Organisée selon des modes différents, l’aristocratie arabe fait la guerre, lève l’impôt et administre le culte. Il reste encore beaucoup à faire pour comprendre les origines et le fonctionnement de cette élite. La tâche est compliquée car chaque pays arabe a été un cas particulier. Bien plus, le phénomène tribal rend difficile l’analyse historique. A la différence des nobles européens, les aristocrates arabes ne se définissent pas seulement par leur fief ; ils font aussi partie de tribus et de confédérations de tribus. Aussi, l’étude des aristocraties arabes est d’abord un travail sur le fait tribal.
Le phénomène féodal est très prégnant dans les mentalités arabes. Pour en avoir une idée, il suffit de regarder les films égyptiens des années 1950 et 1960 pour se rendre compte rapidement que les patrons sont les Pachas, les Beys, les Effendis et les Hanem. Ces titres de courtoisie correspondent aux rangs de la noblesse turcophone qui a gouverné l’Egypte des siècles durant. Par exemple, le titre de Hanem, réservé aux femmes, vient du turc Khanum qui est le féminin de Khan. A l’origine, ce titre était porté par les épouses et filles du Pacha d’Egypte.
A coup sûr, la féodalité est le seul phénomène politique typiquement arabe. Les concepts de République et d’Etat de Droit ont été importés et ne correspondent à aucune tradition politique ni intellectuelle autochtone. Encore de nos jours, ces notions modernes sont en concurrence avec le fait tribal qui survit, parfois en dessous du radar, dans plusieurs sociétés arabes.
Faire une histoire politique des Arabes, c’est étudier des siècles de féodalité et de tribalisme entremêlés. De la grande expansion arabe du VIIe siècle jusqu’aux indépendances des années 1950-60, ces deux fait ont structuré notre tradition politique.
La colonisation française et britannique en Afrique du Nord et au Moyen Orient a bousculé l’Ancien Régime[1]. Mais, elle ne l’a pas combattu. Les puissances coloniales ont rapidement compris leur intérêt à s’appuyer sur les seigneurs féodaux et le système tribal. L’enjeu était de conquérir des territoires immenses sans mobiliser les corps expéditionnaires nombreux et aguerris que cette tâche requérait. France et Grande Bretagne auraient eu beaucoup de mal à aligner les effectifs nécessaires pour pacifier ces pays. En effet, la Première Guerre Mondiale a obligé les Européens à alléger le dispositif militaire colonial pour redéployer leurs troupes vers la Somme et les Dardanelles entre autres. Ensuite, dans les années 1920-30, les armées ont dû faire face à la pénurie de recrues suite à l’hécatombe démographique de la Grande Guerre.
C’est donc seulement dans les années 1950-1960 et sous les coups de boutoir des mouvements nationalistes et révolutionnaires que la féodalité a cédé. En Egypte, Nasser a déposé le Roi Farouk en 1952. En Irak, l’officier Al Kassim a déposé la monarchie en 1958. Il s’est déshonoré en faisant massacrer la famille royale iraquienne qui s’était désarmée et avait rendu le pouvoir. En général, la féodalité s’est effacée de la vie des institutions arabes au tournant des années 1950 que ce soit dans les nouvelles républiques révolutionnaires (Irak, Egypte, Lybie, Syrie dans une certaine mesure) que dans les monarchies (Maroc, Jordanie). L’exception demeure la Péninsule Arabique où les familles régnantes ont maintenu un système politique en droite ligne avec le XIXe siècle voire une époque plus antérieure encore.
Là où la féodalité s’est effacée, l’on a installé des Gouverneurs modernes en lieu et place des Grands Caïds. On a délimité des communes et on a nommé des maires à leur tête. Mais, tout porte à croire que le monde ancien a persisté. Au Maroc, l’administration territoriale actuelle comprend la figure du Caïd, du Super Caïd et du Pacha. Les termes n’ont plus la même résonnance qu’il y a cent ans mais pourquoi ne pas les avoir abandonnés ? Pourquoi ne pas utiliser des termes occidentaux comme préfets, sous-préfets, etc. ? C’est bien la preuve que le mode de gouvernement féodal n’a pas disparu. Il s’est simplement travesti des symboles de l’époque moderne. Derrière les cravates et les véhicules de fonction rutilants, subsistent les figures éternelles du seigneur et du sujet. Ils ont besoin chacun l’un de l’autre et dépensent des trésors d’énergie pour tirer le maximum de leur relation.
[1] L’on peut dire la même chose des expériences italiennes (Libye) et espagnoles (Rif et Sahara Occidental). Mais, elles ont été relativement mineures, tant par leur couverture territoriale que leur empreinte socio-économique.
Bonjour Monsieur Ghali,
C’est à travers le site “Causeur” que j’ai connu votre travail et votre personne .
L’extrait que vous venez de reproduire ici est intéressant même s’il faudrait lire l’ensemble du livre pour s’en faire une idée plus globale. Mais, visiblement, il est en recherche d’éditeur. Cependant, au risque peut-être de polémiquer cette analyse n’est, hélas, pas nouvelle. Hélas, en effet, car ce “crépuscule” civilisationnel fut l’objet de maints ouvrages depuis… la fin des années 60. À la vérité, la défaite de 1967 fut à l’origine de cet aggiornamento, si j’ose m’exprimer ainsi.
Lorsque je lis :
“Par le concept de Modernité Mutilée, l’auteur tente d’établir que le contact des Arabes avec la Démocratie, les Lumières, le Matérialisme et le Progrès économique a été superficiel et traumatisant.”
Je serais tenté de dire : bien au contraire. Les divers penseurs arabes de la fin du XIXème siècle et du début du XXème (toute la période qui précède la création de l’état d’Israël) furent ceux qui adoubèrent précisément la pensée des Lumières et épousèrent la “modernité”, si tant est que ce terme ait une signification. Afghani, Abduh, Mustapha Kamil, Saad Zaghloul, Negib Azoury et bien d’autres furent les vecteurs de ce qui allait devenir le nationalisme arabe. Mais ce panarabisme nous mena dans l’impasse. Fort heureusement, le Maroc ne céda pas aux sirènes des théoriciens de Michel Aflak et autres Salah Bitar. C’est ce qui fait la singularité de ce pays dans ce monde arabe sinistré.
Bien entendu, je n’ai pas lu votre ouvrage, mais à la brève lecture de l’extrait à la mémoire de votre défunt père, je sens une certaine forme de résignation/abdication dans votre analyse du monde arabe. Celui-ci ne peut atteindre l’excellence des pays occidentaux, nous devons nous en faire une raison. Par ailleurs, les changements intervenus depuis, au moins, 20 ou 25 ans, restent encourageants.
Bien à vous,
Ibn Khaldûn
Cher Monsieur,
Je vous remercie pour ce message.
Quand je parle de modernité mutilée ou traumatisante, je me réfère à la période post-coloniale (à partir de 1955 grosso modo). En effet, à partir des années 1960, les sociétés arabes ont essayé d’embrasser la modernité, ne serait ce que de manière superficielle. Regardez les films égyptiens de cette époque,les baisers à l’écran, Fatine Hamama etc. Au Maroc, nous avons eu un mouvement général d’abandon du voile par les femmes. Ce que je veux dire c’est que cette fenêtre d’action a été gâchée et que nous avons perdu des années précieuses qui auraient pu permettre de moderniser en profondeur nos sociétés. Depuis les années 1980, il est trop tard: vague islamiste qui paralyse tout + explosion démographique.
J’espère que le bouquin sera publié bientôt! et que nous aurons un nouvel échange à ce propos!
Bien cordialement,