Il y a eu les Pieds Noirs, les Juifs et les Harkis, autant de victimes d’une décolonisation bâclée et qui n’ont eu d’autre choix que de quitter l’Algérie ou bien mourir. Le drame des déportations de populations ne s’est pas terminé en 1962 avec le départ de la France. Fin 1975 alors que les Musulmans s’apprêtaient à célébrer la fête de l’Aid El Adha (fête du mouton), le gouvernement algérien a expulsé manumilitari des centaines de milliers de Marocains installés sur son sol. Motif : représailles à la politique de Hassan II au Sahara Occidental.
Durant la présence coloniale, il était habituel de voir des Marocains traverser la frontière pour travailler en Algérie. Parmi eux, une écrasante majorité de pauvres qui descendaient de leurs montagnes du Rif, chassés par la surpopulation et attirés par les contours d’une vie plus douce « en bas » c’est-à-dire dans les plaines littorales. Braudel disait que la montagne méditerranéenne est « une fabrique d’hommes à usage d’autrui » et ces Marocains qui s’installent surtout en Oranie ne sont pas très différents de ces travailleurs corses qui, il y a cent ans, fuyaient la misère de leur île-montagne pour commencer une nouvelle vie à Nice ou Marseille. En Algérie, les Marocains sont dockers, ouvriers, artisans mais pas seulement : on compte plusieurs bijoutiers et commerçants à Oran.
Le flux s’est accéléré lorsque la France a lancé le Plan de Constantine en 1958, au plus fort de la guerre de libération (1954-1962). On a voulu construire routes, ponts et logements en un clin d’œil afin d’améliorer les conditions de vie des Algériens de confession musulmane. Les travailleurs marocains ont répondu présents et plusieurs ont fini par faire souche se rajoutant au contingent déjà constitué et pleinement intégré. Les mariages mixtes sont nombreux.
Durant la guerre, plusieurs Marocains ont pris fait et cause pour le FLN au point de rejoindre le maquis. C’est ainsi que Mimoune Maissa, un militant indépendantiste marocain a rejoint les rangs de l’Armée de Libération Nationale (le bras armé du FLN) qui lui a confié un commandement à l’ouest de l’Algérie (22e bataillon/ 2e région militaire). A l’indépendance en 1962, il a eu le droit d’intégrer l’armée de la nouvelle république et a reçu un appartement meublé à Cité Lescure puis à Saint Hubert, deux quartiers d’Oran. L’officier et sa famille marocaine ont coulé des jours heureux dans une ville désertée par ses habitants européens qui ont presque tout laissé sur place : maisons, voitures, commerces. En 1967, il est obligé de quitter l’armée sur détermination de Boumediene qui ne veut plus de soldats étrangers parmi ses rangs. Il est tout de même généreusement indemnisé et se voit proposer un poste à Arzew au sein du complexe pétrolier de la SONATRACH. La famille Maissa (et ses sept enfants) jette l’ancre définitivement à Stidia, une petite localité de la côte méditerranée, où elle s’offre une coquette villa avec l’argent des indemnités.
Le 6 novembre 1975, Hassan II, roi du Maroc, décide de récupérer le Sahara occidental, un immense territoire aux mains des Espagnols depuis le début du XXe siècle. Il lance 300 000 marcheurs à l’assaut de la zone occupée avec la consigne d’éviter toute confrontation. Ce sera la fameuse Marche Verte, un coup de maître qui coïncide avec l’agonie prolongée du dictateur Franco (mort quelques jours plus tard). Absorbé par la transition qui s’annonce et la virulence du terrorisme basque, le gouvernement espagnol cède et laisse faire les Marocains qui annexent les provinces dites de la Saguia Hamra et du Rio de Oro.
Excédé par l’exploit du voisin qui en quelques jours parvient à mettre le pied sur un territoire presque aussi grand que l’Italie, le président algérien, Boumédiène, décide de faire mal à Hassan II. Il a recours à la punition collective en expulsant les Marocains installés sur son sol dont ceux-là même qui l’aidèrent à combattre la France quinze ans plus tôt. A partir de la mi-novembre et durant un bon mois, rafles et déportations vont bon train. Ceux qui ont de la chance sont raflés en famille et transférés d’office au commissariat où leur passeport est tamponné : expulsé. Ils passent la nuit au poste avec les vêtements qu’ils avaient sur le corps au moment de l’arrestation. Documents, titres de propriété, diplômes, tout ce qui rappelle l’appartenance à la terre d’Algérie est saisi. Hommes et femmes sont séparés et on rapporte des cas d’abus sexuels sur les jeunes filles. Le jour suivant, les civils raflés sont conduits à la frontière et livrés aux autorités marocaines. Les moins chanceux voient leurs enfants saisis à l’école primaire, cartable sur le dos, et embarqués illico dans un bus destination le Maroc. Ils arrivent au Maroc, un pays où ils n’ont jamais le pied et se retrouvent dans des abris et des institutions caritatives. Leurs parents, affolés, se laissent faire comme des moutons et abandonnent tout derrière eux dans l’espoir de retrouver leurs enfants sains et saufs de l’autre côté de la frontière. Dans le chaos, plusieurs enfants vont disparaître à jamais.
Le sort de la famille de Mimoune Maissa est simplement incroyable. Les ennuis ont commencé au lendemain du 06 novembre, date de la Marche Verte lorsque des policiers sont venus perquisitionner la petite villa de Stidia. On accuse le père de vouloir faire exploser le complexe d’Arzew. Rebelote deux ou trois jours plus tard : cette fois on le soupçonne d’avoir récolté de l’argent chez des riches commerçants marocains de l’Oranie pour financer la Marche Verte. La police arrête un des plus grands commerçants de la région et le torture à la gégène : il perd l’usage de ses jambes et aucun complot n’est dévoilé car il n’y en avait pas.
Le 27 décembre, plusieurs inspecteurs de police frappent à la porte. Il faut plier bagage séance tenante. Ne rien emporter surtout. Mimoune s’exclame : « je veux bien foutre le camp mais laissez-moi au moins le temps de chercher mon fils qui étudie à la fac d’Oran ! J’ai besoin de deux heures pour faire l’aller-retour en voiture ! » Les policiers algériens se saisissent des clés : « Ne t’inquiète pas, ton fils, c’est nous qui allons le chercher avec ta propre voiture ».
En tournant les yeux une dernière fois vers la maison qu’il croyait être la sienne à jamais, Mimoune demande à sa femme de pousser des youyous qui s’y refuse étant donné les circonstances. Devant l’insistance de son mari, elle finit par pousser la zaghrata sous les yeux des policiers médusés. « Ecoutez ces youyous ! Ma femme les a poussés pour la première fois en 1962 lorsque l’Algérie est devenue indépendante. Cette fois, ces youyous sont pour moi car je viens de prendre mon indépendance de l’Algérie ! Je suis libre et impatient de rentrer au Maroc ! »
Au commissariat, l’ancien officier est placé dans une cellule bondée de Marocains où la surpopulation est telle qu’il faut se tenir constamment debout. Les prisonniers les plus valides tentent se serrer un peu plus pour que les anciens puissent s’asseoir à même le sol. Mission impossible puisque les policiers algériens versent des seaux d’eau glacée pour mouiller le plancher.
Le lendemain, des dizaines de bus attendent les raflés à la sortie du commissariat. A bord, l’ambiance est terrifiante. Les bébés pleurent, ils ont faim, ils sont sales. Deux militaires armés de mitraillettes fixent du regard les mères apeurées. Une fois à la frontière, les forces de l’ordre algériennes obligent les femmes à remettre leurs bijoux : « Ne pleurez-pas ! Vous êtes rentrés en Algérie sans le sou, eh bien vous la quitterez dans le même état, c’est tout !».
Mimoune s’engage dans un corps-à-corps avec un soldat algérien qui manque de lui tirer dessus. Il s’effondre quelques mètres plus loin, côté marocain, victime d’une crise nerveuse. Il y a de quoi perdre la tête en effet d’autant plus que le fils resté à Oran est introuvable.
Du côté marocain, c’est la stupeur. En l’espace de 30 à 40 jours, on se retrouve avec 45 000 familles en grande détresse, soit 500 000 personnes (chiffres avancés par le Maroc lors de la présentation du dossier à l’ONU en 2010). Un camp de fortune est monté près d’Oujda (à une vingtaine de km de la frontière), un autre à Nador au bord de la mer. Les familles marocaines et les couples mixtes mettent des mois voire des années à se réunir. Et puis il y a ces cas désespérés où on se résigne à la disparition de l’être aimé après dix ou douze ans passés à l’attendre, sous la tente.
Les Maissa s’installent à Nador, leur fief familial. Ils reçoivent bientôt des nouvelles de leur fils étudiant laissé à Oran : ses amis de la faculté d’économie le cacheront durant cinq ans avant qu’il ne rejoigne le Maroc pour de bon. Quant à la maison de Stidia, elle a été accaparée par le voisin qui se révèlera être l’instigateur des fausses accusations proférées en 1975 contre Mimoune et qui lui ont valu les premiers ennuis avec la police.
Les autres réfugiés, ceux qui n’avaient plus d’attaches au Maroc, ont été répartis dans les différentes provinces du royaume. Un silence de trente ans s’abat sur leur cause. La honte, le chagrin et la détresse matérielle ne sont pas propices aux épanchements. En 2005 et 2006, deux associations d’enfants et petits-enfants de déplacés voient le jour à Nador et à Rabat. Elles ont frappé à toutes les portes ou presque, en vain. Le gouvernement algérien fait la sourde oreille et ne répond même pas à leurs courriers.
En tout cas, le combat pour la mémoire des réfugiés de décembre 1975 est attachant. Il recèle des histoires extraordinaires comme celle de ce Marocain installé à Oran, marié à l’époque et père de deux filles. Il a passé 36 ans en captivité, d’abord dans le Sahara algérien puis en Libye où il restera en prison jusqu’en 2011, date de la chute de Kadhafi. Le tout dans le secret, sans procès ni visite humanitaire ni encore moins le droit d’envoyer et recevoir des lettres. Il réussit à retourner au Maroc où il localise sa femme et ses filles. A Oujda, il a rendez-vous à nouveau avec la tragédie lorsqu’il apprend que sa femme s’est remariée dix ans après sa disparition forcée.
Des histoires similaires sont légions et n’attendent que d’être racontées. Pour avoir rencontré, par le plus grand des hasard, trois des enfants des expulsés d’Algérie, je n’ai rien ressenti d’autre que de la douleur et une demande apaisée de justice. En prenant des notes lors de notre discussion, je ne me suis empêché de penser à la tragédie des pieds-noirs, des juifs et même des harkis qui, d’une manière ou d’une autre, ont été jetés sur les routes ou à la mer pour faire place à un ordre nouveau. Les victimes des expulsions arbitraires de 1975 faisaient partie en théorie du « bon côté de l’histoire », celui des partisans de la guerre de libération. Cela ne les a pas empêchés d’être laminés par une décision politique absurde. Eux aussi ont eu à choisir entre la valise et le cercueil. Finalement, s’il y a un procès à faire c’est peut-être celui de la violence politique et de la punition collective. Il y aura toujours un motif pour haïr et punir, l’essentiel est de s’interdire, en tant qu’Etat, les instruments de l’oppression.
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