Deuxième article de notre série consacrée au Brésil à la veille des élections du 7 octobre 2018
En octobre prochain, les Brésiliens vont choisir bien plus qu’un président et des membres du congrès. En réalité, ils vont décider du sort des deux forces qui structurent la politique brésilienne et décident du destin du pays depuis 1988, date du retour à la démocratie : la gauche politique et culturelle d’une part et le lobby des « protégés » d’autre part c’est-à-dire ceux qui dépendent de l’Etat brésilien pour vivre en marge des fluctuations économiques et de la concurrence internationale.
Parmi les acteurs politiques constitués, la gauche est certainement celui qui joue le plus gros. Il en va de sa survie en tant que machine à gagner les élections : 2003, 2006, 2010, 2014. Son problème est très simple à résumer : à part Lula, aucune figure à gauche n’attire la sympathie populaire ni exerce un leadership digne de ce nom. Or, Lula est en prison pour les douze prochaines années. D’où le désespoir et la panique de l’establishment du PT et de certains intellectuels engagés devant la perspective de voir Lula empêché de se présenter. Personne en effet ne lui arrive à la cheville que ce soit au PT ou dans les formations de la gauche comme le PSOL ou le parti communiste. Le grand leader, Lula, a oublié de faire école…
Hégémonique à l’université et dans le débat public, la gauche est « mise à nue » dans le champ politique par l’absence d’alternative à Lula. Alors qu’elle a fait un excellent travail d’infiltration et de domination des centres de pouvoir (médias, magistrature, monde éditorial, artistes etc.), elle s’est laissée égarer par Lula qui, par égoïsme ou paresse, n’a pas formé de successeur. Le pâle Haddad (ancien maire de São Paulo que peu de paulistas regrettent) ou la très controversée Gleisi Hoffman (chef du parti) ne savent ni parler aux foules ni rassurer les milieux économiques qui ont plutôt bien accepté Lula lorsqu’il était aux commandes du Brésil (2003-2011).
Si la gauche a beaucoup à perdre en octobre prochain, le « peuple des protégés » n’a rien à craindre en revanche du scrutin à venir. C’est ainsi que l’on peut appeler les quelques quatorze millions de Brésiliens qui s’accaparent les bienfaits de l’Etat tant au niveau fédéral que local : fonctionnaires ; personnel de l’Education Nationale ; juges, promoteurs et auxiliaires du système judiciaire sans oublier les trois millions de retraités de la fonction publique. Chaque mois, un petit million de Brésiliens (sur une population de 210 millions) captent plus de 10% du PIB sous forme de salaires, d’émoluments et de bénéfices statutaires. C’est ainsi qu’un juge de l’Etat de São Paulo peut aisément émarger à plus de 100 000 euros par an soit plus que son homologue britannique ou américain. Une prouesse sous tout rapport surtout si l’on se souvient que le salaire minimum stagne autour de 3600 euros…
L’Etat est un patron généreux : il paye en moyenne ses employés 70% de plus que ceux du privé à emploi identique. Le Brésil est un des rares pays au monde où le rêve des élèves les plus brillants est de devenir fonctionnaire au terme d’un concours d’une très grande sélectivité. A la clé, une carrière très bien rémunérée et à l’abri de la concurrence de l’ouvrier chinois ou des startup californiennes qui comme Uber ou Aibnb sonnent le glas des corporations et des avantages acquis. Ils seraient douze millions à préparer les concours d’accès à la fonction publique.
Dans ce contexte, il est illusoire d’espérer un grand soir libéral au Brésil. Quand des millions[1] dépendent de l’Etat pour vivre au-dessus des moyens de leur pays, il n’y a aucune place pour une idéologie qui promeut la liberté d’entreprendre. Gauche et droite sont coincées : elles doivent être étatistes ou bien disparaître. Bien entendu, ici ou là, on peut rencontrer des leaders résolument ancrés dans la globalisation mais ils ne sont pas capables de prendre les rênes d’un parti de gouvernement. Tel João Doria à São Paulo, ils sont « condamnés » à se disputer les sièges de maire ou de gouverneur, c’est le maximum auquel ils puissent prétendre dans un pays « shooté » à la dépense publique.
Face à ce « peuple des protégés », se trouve le reste du Brésil soit 200 millions de citoyens exposés aux aléas de la conjoncture et à la concurrence de la Chine. Parmi eux, on trouve les déshérités, une partie de la classe moyenne (celle qui ne travaille pas dans la fonction publique), certaines élites économiques notamment celles qui innovent et exportent. Devant un tel éventail de revenu et de niveau éducatif, il est aisé de comprendre qu’aucune force politique ne parvient à mobiliser le pays réel, celui des Brésiliens du quotidien qui n’habitent pas à Brasilia, le Versailles des Tropiques. Jusqu’à présent, la majorité des déshérités votaient Lula (surtout au Nordeste et en Amazonie). Cette fois, il semble qu’une partie des exclus et des vulnérables s’apprête à voter Bolsonaro, excédés par le désordre ambiant dans les rues et dans les prisons, véritables forteresses aux mains des gangs. Si les sondages ont raison, ce sera bien la première fois depuis longtemps que les classes populaires se tourneront, du moins en partie, vers un populisme de droite. Travaillées par les mouvements évangélistes depuis une vingtaine d’années, les classes populaires pourraient pour la première fois traduire dans les urnes leur conservatisme sociétal.
Quel que soit notre sensibilité politique, il est impossible de se tromper en affirmant que le Brésil est une terre pauvre en leadership politique. De Lula à Bolsonaro (si l’on se limite aux populistes donc à ceux qui ont une chance de gagner ou faire gagner les élections), l’on est saisi par le court-termisme et l’incapacité à raconter une histoire qui puisse mobiliser les forces vives du pays. Alors que le monde se prépare au grand basculement vers la multipolarité (Chine, Etats-Unis, Russie voire Inde), le Brésil semble absent et amoindri. Le géant géologique est un nain politique et diplomatique qui n’a rien à dire au monde sur aucun des thèmes qui fascinent ou angoissent l’Humanité : migrations, changement climatique, inégalités, fanatisme, drogue entre autres. Tristes tropiques !
[1] Onze millions de fonctionnaires en activité, trois millions de retraités de la fonction publique et au moins une trentaine de millions de Brésiliens qui dépendent directement de leurs revenus (cercle familial). Si on ajoute à ce chiffre, le nombre de ceux qui préparent les concours (douze millions), on atteint la marque astronomique des 68 millions.
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