Il y a tout juste vingt ans, j’étais à Barcelone. Barcelone, la ville de Manuel Valls. Ah Barcelone et sa lumière aveuglante, son ciel azur chatoyant et ses platanes majestueux !
J’étais jeune, j’avais vingt ans et la tête bien faite. J’étudiais l’économie à la faculté dans le cadre du programme Erasmus. Quelles belles années ! Le jour, je planchais sur les détails de l’accord de pêche entre le Maroc et l’Union Européenne, et la nuit je pointais à l’auberge espagnole !
Tout était léger, beau et lumineux !
Je n’oublierai jamais cette jeune responsable d’agence que j’ai connue au lendemain de mon arrivée à Barcelone. Nous étions en février 2001 et il faisait déjà très beau. Sur son bureau blanc ivoire, elle avait rassemblé tous mes documents : carte d’étudiant, passeport et visa temporaire. Soudain, elle leva ses yeux sur moi et sans crier gare me lança : « tu as la peau bien claire pour un Marocain ! ». Comme ça, brut de décoffrage comme on dit.
C’était une époque bénie où on ne prenait pas la mouche pour un oui ou un non. Une époque bénie où le politiquement correct n’avait pas encore traversé l’Atlantique. Je parle d’un monde que vous n’avez peut-être pas connu, un monde né avant Internet, un monde où il y avait le droit à l’oubli, le droit à la rature en quelque sorte.
A cette époque, l’air était imprégné d’une certaine candeur et moi de la candeur j’en avais à revendre ! car j’ai répondu à la jeune employée de banque : « Moi j’ai la peau claire mais la vôtre est superbe, elle est mate et bronzée, elle vous va très bien ».
Elle se raidit, rougit sur place sans rien dire avant de baisser les yeux sur son clavier.
Mon souvenir me la décrit comme une jolie brune aux traits fins, le nez petit, les cheveux courts et les lèvres sombres. Je n’oublierai jamais sa chemise blanche qui laissait entrevoir à intervalle régulier une croix en or.
Pour moi, ça c’était Barcelone, c’était la Catalogne et l’Espagne.
Puis, esquissant un sourire bienveillant, elle me dit : « tu sais, je suis andalouse en fait, mes parents sont nés à Cordoba et sont arrivés en Catalogne dans les années 60. Je suis née ici, je me sens catalane mais eux rêvent de repartir dans le sud »
Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. J’ai dû bafouiller quelques mots confus comme d’habitude avant de baisser les yeux. De toute façon, il m’arrivait de bégayer à l’époque lorsque je me sentais gêné ou intimidé. Autant vous dire que cette discussion sur les peaux, les teintes et les couleurs en resta au stade du trébuchement ou de l’accident si vous voulez.
C’était il y a 20 ans déjà !
Ah je m’égare ! J’étais venu vous parler de l’Europe et des Elections Européennes. Pardonnez-moi ! vous verrez cependant que je suis tout de même dans le sujet car l’univers mental qui était le mien à cette époque était marqué par une immense espérance : j’étais jeune et le projet européen était jeune aussi. C’était le tout début de l’Euro, on commençait à s’habituer à Schengen et l’économie allait très bien.
Une immense espérance disais-je : celle de vivre dans une société moderne c’est-à-dire laïque, paisible et prospère. Une société où règne un certain équilibre entre travail et loisir. Une société juste ou du moins qui défend les plus faibles.
Je venais du Maroc et Barcelone de cette époque était pour moi une allégorie de l’Europe. Cette Europe que je prenais comme modèle et que je présentais comme un modèle absolu à mes concitoyens marocains. Une civilisation admirable. Un monde à part, splendide, ouvert sur autrui mais sûr (que dis-je fier !) de sa singularité.
Vingt ans plus tard, de l’eau est passée sous les ponts ! Je regarde l’Europe avec dépit. C’est une sorte de bijouterie sans portes ni fenêtres, une bijouterie aux mains de propriétaire déprimés. Et comme tous les déprimés et les mélancoliques : ils s’accrochent à un statu quo intenable qui ressemble de plus en plus à une dérive. Oui une DERIVE.
J’ai sous les yeux une Europe dépitée et honteuse. Pétrie de repentance, elle ne cesse de demander des excuses à des gens qui n’en ont jamais sollicitées. Plus elle accueille de réfugiés plus elle se fait insulter et traiter de raciste.
A force de s’agenouiller, elle a perdu l’habitude de se défendre. A force de baisser les yeux, elle a aussi perdu l’habitude de voir loin et d’observer le monde. Et le monde a changé ! et comment !
Il est redevenu religieux. Tout le monde arbore sa conviction religieuse en bandoulière, tout le monde exige que sa conviction soit respectée voire qu’elle passe en premier… tous sauf les Européens.
Le monde est redevenu brutal. Il est dur et grossier.
Rien de nouveau en réalité. Mais le problème est que l’Europe a changé. Elle a muté. Le continent de Dante, de Machiavel et de Marx a oublié la violence et la ruse. Il les a même bannies.
L’Europe me rappelle un ange…un ange oui ! Incapable de faire le mal à autrui…
Cent après Freud et Jung, l’Europe ne comprend plus rien à la nature humaine. Exit la notion de responsabilité individuelle. Exit la notion de punition.
Si on vole, c’est que l’on a été exposé à des inégalités sociales.
Si on viole, c’est que l’on a des problèmes de contrôle émotionnel voire de communication avec autrui.
Et si on récidive, eh bien c’est que l’Etat a failli dans sa mission de réinsertion.
Or le propre d’une société et d’une civilisation est d’organiser la protection de ses membres. Pas l’inverse. Aujourd’hui, l’Europe génère de la vulnérabilité.
Et lorsque des jeunes gens valides se jettent dans la mer, les Européens voient des victimes et non des adultes acteurs de leur vie et qui prennent des risques connus d’avance.
Ils voient des enfants, des grands enfants là où il faut voir des sujets responsables qui abandonnent leurs pays aux mains d’élites inopérantes.
Si tout le monde part, si le sud se vite de ses forces vives, qui va faire le développement ? qui va changer la réalité de l’Afrique si tous les jeunes partent ou sont en voie de le faire ?
Décidément, les Grecs en savaient plus sur la nature humaine que les Européens d’aujourd’hui !
Les Italiens de la Renaissance avaient une connaissance de la psychologie humaine autrement plus profonde et raffinée que la nôtre !
Le monde commence à s’en rendre compte. Et pour la première fois depuis longtemps nos belles valeurs universelles sont remises en question.
On me dira, à juste titre d’ailleurs, que ce constat se limite à la seule Europe de l’Ouest.
C’est vrai oui, il se limite à ces pays riches qui s’autorisent des luxes interdits au commun des mortels comme la haine de soi. Car il faut être riche et puissant pour se haïr comme se haïssent les peuples d’Europe occidentale.
Bientôt, les squares et les avenues seront rebaptisés : on enlèvera les plaques commémorant les grandes victoires pour laisser place à des lettres en marbre qui composeront le nom des batailles perdues. Vous pensez que je délire ou que plaisante ? Attendez voir encore cinq ou dix ans !
Vous le voyez bien : ce n’est pas l’Union Européenne qui est malade, c’est la civilisation européenne.
Les institutions vont et viennent. Au pire, on les dissout et on repart à zéro. Avant l’UE, il y avait une Europe unie sauf qu’elle s’appelait l’Empire Austro-Hongrois ou bien la France napoléonienne.
Je me répète : les institutions vont et viennent, on peut les dissoudre s’il le faut et repartir à zéro mais pas les peuples ! Ni les civilisations ! Leur horloge interne est plus lente, elle est aussi plus profonde et insaisissable. Qui nous dit que le déclin actuel n’est pas irréversible ? Comment être sûr qu’il y aura un renouveau ?
On n’en sait rien.
L’Europe n’est pas morte, elle est en dépression. Et certaines dépressions, très particulières, peuvent causer la mort.
L’Europe en tant que civilisation est aux prises avec un problème émotionnel. Tout relève de l’ordre des sentiments. Ce sont les sentiments, bons ou mauvais, qui font les grandes choses : des pyramides d’Egypte à la Découverte des Amériques. Personne ne donne sa vie ou ne se dépasser pour une norme ISO ou un règlement européen…
L’Europe doit résoudre un problème inédit. Du jamais vu en réalité. Comment convaincre un peuple qui a le ventre plein, qui jouit du confort moderne et qui vit dans la paix depuis cinquante ans, comment convaincre ce peuple donc de vouloir défendre quelque chose à commencer par soi-même ?
Tel est le véritable défi de la civilisation européenne. Convaincre les Européens de ne pas fermer les yeux et se retirer à la campagne.
Par où commencer ?
Par les sentiments je crois. Il faut retrouver l’envie de vivre et de persévérer dans son être. Si la dépression est un poison émotionnel, il faut utiliser un antidote émotionnel qui conjure l’effet délétère de la culpabilité excessive et de la haine de soi.
Hormis les sentiments, il n’y a point de refuge. Et ces sentiments ont besoin de mots et d’idées pour surgir et nous imprégner de leur énergie vitale.
Qui saura trouver les bons mots pour parler aux cœurs et aux esprits ? Et surtout est-ce qu’il le fera à temps ?
Il y a vingt ans j’ouvrais un compte à la Caixa et je m’en souviens encore.
Je me souviens encore de la chemise blanche, de la croix dorée qui se laissait entrevoir à chaque battement de cœur de la belle andalouse aux lèvres obscures. Et ces yeux noirs, ah j’ai oublié de vous parler de ses yeux noirs ! L’image me revient maintenant alors que je dois déjà vous dire au revoir.
Il y a vingt ans déjà ! C’est dire la force des sentiments ! C’est à cela que je me réfère quand je vous dis qu’il faut réhabiliter les émotions pour sauver l’Europe !
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