Si des Martiens débarquaient sur Terre aujourd’hui, ils seraient saisis par l’affligeante uniformité de l’espèce humaine. Partout ou presque, hommes et femmes sont obligés de porter un masque peu importe leur nationalité ou leur condition sociale. De Dakar à Paris en passant par São Paulo, il n’y a plus qu’une humanité voilée pour laquelle respirer librement est passible d’amende.
En examinant les constitutions des plus grandes nations de ce monde, les visiteurs extraterrestres auraient toutes les chances de penser que nous sommes une espèce paradoxale qui, d’un côté, exhorte l’individu à disposer de son corps et, de l’autre, lui interdit de marcher dans la rue à visage découvert. En 2020, désobéir veut dire embrasser son prochain ou bien sourire sans l’entrave d’un bout de chiffon.
Et en écoutant les déclarations de l’OMS et de la Commission Européenne, les touristes interplanétaires concluraient que notre espèce rend un culte absurde à une divinité médiocre (le covid19) dont la seule grandeur se mesure par le nombre d’humains confinés et de postes de travail éradiqués.
Ce spectacle désolant est le nôtre, c’est la faute lourde de notre génération. Face à un virus qui tue très peu, nous avons réagi de la pire manière qui soit, en jetant par-dessus bord les principes mêmes de la vie en société. Il s’agit du lien social, de l’empathie et de la confiance, autant d’évidences que nous sommes en train de détruire par nos absurdes mesures anti-corona.
Le lien social ne survit pas à la distanciation sociale qui signifie précisément la rupture des échanges affectifs, émotionnels et hormonaux entre les individus. Les ayatollahs de la distanciation sociale feignent d’oublier qu’une société repose sur autre chose que la possession de papiers d’identité et d’un abonnement internet, elle est un édifice composite où s’entrelace les regards, les caresses, les odeurs et les souvenirs. Sans eux, la société s’effondre pour devenir un amas d’individus isolés, une horde au mieux.
L’empathie s’éteint quand le port du masque devient obligatoire. Elle disparaît lorsque le visage d’autrui devient un mystère inaccessible, une sorte de zone interdite où nos cinq sens n’ont pas le droit de s’aventurer. Impossible de ressentir l’émotion d’autrui si l’on est incapable de deviner ses émotions. Impossible de se mettre à la place de son prochain si son sourire est caché et sa voix étouffée. Dans ces conditions, la solidarité devient une pure vue de l’esprit, un intangible que l’on ressasse sur les plateaux télé mais que l’on ne vit plus.
Le voilement généralisé abat la confiance de la même manière qu’il éradique l’empathie. Le masque transforme autrui en un éternel étranger duquel il vaut mieux se méfier. L’égoïsme triomphe alors sur l’esprit de collaboration faisant émerger un climat typique des sociétés du tiers-monde où personne ne fait confiance à personne. La vie collective et le dynamisme économique s’y limitent à la famille élargie voire à la tribu c’est-à-dire aux seuls domaines où la confiance est possible sans courir de grands risques. A l’inverse, une société avancée créé des mécanismes qui génèrent de la confiance entre des parfaits inconnus. D’où sa capacité à créer de la valeur vite et bien. Ainsi, chaque masque porté est un coup de marteau donné à la grande fabrique de prospérité qui nous a arraché aux chaînes millénaires du manque et de la détresse.
Pire, la méfiance généralisée, produit dérivé de la politique sanitaire actuelle, est une menace à terme pour la démocratie. Qui va s’organiser politiquement avec un camarade qui risque de le trahir à la première occasion ?
Dans ce crime collectif, l’Occident est en pointe comme le navire amiral d’une invincible armada qui se saborde à la vue d’un monstre marin en caoutchouc.
Tout ce que nous venons de décrire brièvement, de la distanciation sociale au port du masque, y sont poussés à des extrêmes inquiétants. Jadis synonyme de dignité et d’émancipation, l’Occident prête désormais son prestige à un recul sans précédent. Il préside à un changement d’époque qui semble mettre fin à la formidable parenthèse enchantée des Droits de l’Homme. Et une cruelle ironie veut que les forces progressistes soient aux premières loges pour applaudir cette catastrophe et l’imputer au virus alors qu’elle est intégralement le fruit d’une politique humaine parmi tant d’autres possibles.
A ce stade et alors qu’on nous annonce une deuxième vague, la seule question qui mérite d’être posée est celle du prix. Quel est le prix que nous sommes prêts à payer pour nous prémunir du covid19 ? Préserver la vie en société et protéger la démocratie devraient être au-dessus de la lutte contre la pandémie. Il n’y a aucun intérêt à sauver les corps si l’on blesse mortellement les sociétés qui rendent possible l’essor des consciences et l’élévation des âmes. Il n’y a aucun sens à vouloir vivre tel un animal isolé et soumis au bon vouloir du seul prédateur encore en liberté : l’Etat. Nous n’allons pas balayer cinq cents ans de modernité comme cela, sans explorer toutes les pistes possibles, le renoncement à notre civilisation étant le recours ultime. Plutôt mourir que de vivre courbé.
Nous sommes tombés bien bas pour abandonner notre mode de vie et nos valeurs à cause d’un virus qui, je le répète au risque de déplaire, n’a rien d’apocalyptique. La débâcle de mai-juin 1940 relevait de la catastrophe, le sac de Rome en l’an 410 avait de quoi susciter l’épouvante et le désespoir. Pas le covid19.
Alors pourquoi avons-nous renoncé aussi vite ? Pourquoi avons-nous soudain troqué les devises de Liberté et de Dignité par Surveiller et Punir ?
Peut-être que ces notions étaient depuis longtemps démonétisées. Peut-être que nous y avions renoncé dans le secret de nos âmes bien avant la pandémie, nous qui sommes épuisés par tant d’années passées à jouir sans jamais goûter à la plénitude de l’épanouissement. Nous qui avons accumulé les libertés les plus extravagantes sans jamais nous débarrasser du spectre de la frustration.
La liberté sexuelle, le droit au changement de sexe, le porno pour tous, la PMA pour toutes, les vacances en Thaïlande, le premier, le deuxième et le troisième iphone…Rien de cela n’a suffi à nous rendre heureux. Rien de cela n’a suffi à remplir cet immense vide sur lequel nous nous effondrons le soir venu, une fois que nous retrouvons nos appartements minuscules, reflets fidèles d’une vie sans éclat. L’épanouissement est toujours fuyant car peu d’entre nous ont atteint l’émancipation financière qui permet d’échapper au diktat du petit chef. Et trop peu encore ont réussi à vaincre les fantômes qui les tourmentent et en font les esclaves de pulsions stériles.
Alors, frustrés et aigris, nous avons choisi la politique de la terre brûlée. Puisque nous sommes malheureux, nous décrétons que Rome doit flamber telle une immense offrande que l’on présente à une nouvelle divinité. En voilant les visages, en confinant les êtres et en détruisant l’économie par l’incertitude et la panique, nous nous amputons de nous-mêmes pour faire plaisir à une force surnaturelle. Le grand drame est qu’elle n’existe pas. Il n’y a pas de Dieu Corona venu nous sauver ou nous punir. Il n’y a que nous-mêmes et notre théâtre intime d’ombres menaçantes.
Quand nous comprendrons que la vraie pandémie est celle qui secoue nos esprits, il sera peut-être trop tard. Nous aurons franchi le point de non-retour, celui qui sépare les hommes libres des esclaves.
En attendant, enduisons nos mains de gel hydroalcoolique, acharnons-nous à sauver la peau, la seule chose qu’il reste à sauver quand on a renoncé à tout.
« C’est la civilisation moderne, cette civilisation sans Dieu, qui oblige les hommes à donner une telle importance à leur peau. Seule la peau compte désormais. Il n’y a que la peau de sûr, de tangible, d’impossible à nier. C’est la seule chose que nous possédions, qui soit à nous. La chose la plus mortelle qui soit au monde. Seule l’âme est immortelle, hélas! »
Curzio Malaparte, La Peau (1949)
Première parution dans Causeur.fr le 17/08/2020
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