Nous avons le plaisir et l’honneur de donner la parole à Léo Perez, un spécialiste de Dante et de l’Italie.
Le bon sens fait dire que cette époque est incertaine. Il fait bien. L’incertitude n’est plus quant à la teneur de l’avenir mais quant à la possibilité même d’un avenir. Entre le feu atomique et la montée des eaux, il est pourtant impératif de rester attentifs au chaos silencieux qui nous menace. Un chaos intérieur. Le maîtriser semble d’autant plus indispensable si l’on espère instaurer un équilibre ailleurs qu’en nous-mêmes. À l’échelle d’un pays, cela passe par une politique nationale. Qu’elle s’inscrive dans des ambitions plus vastes ne doit en aucun cas la dispenser de vérifier sa justesse, ainsi que l’état du socle sur lequel elle repose, à savoir un peuple dont le cri nous parvient.
À l’heure où le sol tremble, où le drame est attendu, à nous Français de conduire notre destin avec un idéal en tête, mus par un chant du cœur. Il faut suivre notre bonne étoile et nous y fier. Refermer l’abîme qui sépare les actions des paroles passera par l’influence de ce troisième point fixe, cet objectif politique comme poétique qu’il nous appartient de définir.
2021 sera l’année de Dante. En doutez-vous ? Non pas seulement l’année où on le fêtera mais bien l’année de Dante, déroulée sous son influence. En effet, face à l’épreuve, seul le chant juste du poète peut donner du courage. Nous y sommes, mais ne baissons pas les bras. N’aviez-vous pas remarqué que David, l’homme sans peur ayant fait tomber le géant philistin Goliath, se trouve être aussi le plus talentueux musicien du roi Saül ? C’est l’heure des gestes qui a sonné.
Oui mes amis, 2021 sera l’année de Dante. Ceci, même en France, cependant que 2021 fera résonner d’autres noms propres dans notre pays. En particulier ceux de deux personnages incarnant une certaine gloire passée.
En France, les âmes fières, les cœurs braves tournés vers Sainte-Hélène auront la pensée grave, empreinte de respect et d’espoir, au milieu d’un silence ingrat et ignorant. Deux siècles en effet se seront écoulés depuis la mort de Napoléon. En France, pour les nostalgiques du classicisme français et de sa pureté mais aussi pour ceux ayant encore eu la chance d’avoir appris par cœur une ou deux fables à l’école, en restant à vie redevables à cet illustre ancêtre, l’année 2021 fêtera les quatre cents ans de La Fontaine.
Il n’empêche, cet héritage ne s’assumera guère, et ce sera du sud que proviendra l’estime du passé. C’est une lumière toute latine qui baignera l’Europe moribonde; une lumière revigorante, un doux chant chaleureux apaisera ceux du continent sachant tendre l’oreille.
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Dante Alighieri (1265 – 1321) est ce poète, le poète florentin dont tout Italien – et je dis bien tout Italien, confiance gardée en leur exagération – louera la mémoire à l’occasion du sept-centième anniversaire de sa mort. Dante, dont le nom même signifie le « donnant », est l’homme qui a forgé une langue qui a unifié un pays, son pays : l’Italie. Et comme tout bon artiste, tout meilleur artiste, il aura créé l’outil adéquat en même temps que l’œuvre désirée.
Seront déclamés durant cette année des vers d’une nouveauté déjà confondante au XIVe siècle (dolce stil novo « un doux style nouveau »), mêlant structure latine avec langue d’oc, langue d’oïl et langue de si ; vers qui sont encore aujourd’hui parfaitement compréhensibles pour un jeune Italien. Tout l’imaginaire collectif du pays, et en réalité de l’Europe, sera joyeusement brassé par des langues dansantes, des langues en feu et, nous l’espérons, consumant les masques.
Les visages plus austères y trouveront aussi leur compte, en célébrant avec plus de sobriété peut-être, le cent-cinquantième anniversaire de la fin du Risorgimento (1871). Autre résurgence, ou plutôt « renaissance ». Dante Alighieri lui-même était, nous allions vous le dire, autant politique que poète. Reconnu parmi les premiers personnages de sa ville Florence (il y sera nommé prieur en 1300), puis envoyé à Rome un an plus tard comme représentant auprès du pape Boniface VIII, enfin exilé et proscrit, l’homme au profil sévère ne dissociait pas la parole de l’action. Sa Divine Comédie qu’il rédigea en errance, ne faisait pas qu’assembler cent chants entre eux, elle formulait un projet politique, elle fondait un royaume (un empire ?) sur des lettres impérissables. Avis aux prévoyants et aux plus sérieux.
Florence et Rome. 1321- 1871. L’Italie se tient là, une ascension s’y observe.
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Alors, quand les langues maternelles en 2021 se vocalisent en nombres de morts et non de mots, puis s’articulent en dialogues de sourds, à quoi bon célébrer une mort de plus ? Qui plus est, celle d’un « communicant »… Ajoutons que les seuls noms d’État et de gouvernement faisant désormais rire ou grincer des dents, il serait préférable de reporter le double événement. Or étrangeté méridionale, la chose semble maintenue. En réalité, les Latins pas si arriérés qu’on ne le dit, ont selon notre avis, un sens du deuil autrement plus profond qu’on ne le croit. On voit plus loin, et même la nuit, au pays de Galilée.
Car entendons-nous : 2021 plus que la mort de Dante célébrera l’amour de Béatrice.
Le 14 septembre 1321, après trente-et-un ans d’attente, Dante retrouve Béatrice. Nous ne fêtons pas une séparation, mais bien une réunion. Après avoir achevé son œuvre vouée à la mémoire d’une femme morte trop jeune, dont il tire son inspiration, pour qui il confie ses joies et ses peines, ainsi que son désir d’avancer à ses disciples futurs, le Florentin s’éteint. Sa traversée à la fois fictive et réelle de la Divine Comédie ne se terminera pas sans sa Dame, il n’y aura pas d’espoir possible si elle ne le suit pas jusqu’en haut, vers les étoiles mues par l’amour. Enfer, Purgatoire, toutes ces épreuves ne suffiront pas à venir à bout de sa détermination : il retrouvera sa Bice Portinari devenu Beatrix « celle qui apporte le bonheur » à l’entrée du Paradis. Ils avanceront dès lors en toute gloire, sans s’interdire tout de même une scène de ménage.
En somme, c’est seulement après avoir rendu le plus bel hommage à son amour de toujours (rencontré pour la première fois à neuf ans, puis retrouvé à dix-huit et perdu à vingt-cinq) que Dante s’autorisa à lâcher prise. Autre sens d’un respect du deuil. Il savait qu’il s’apprêtait à la rejoindre, et qu’ensemble ils vaincraient la mort avec l’aide de Dieu, puisque lui Dante, il l’avait écrit. Dante meurt et sa vie commence, celle éternelle dont son livre témoigne.
Autre sens du deuil qu’un brassage de chiffres, qu’un adieu loin des proches. Dante paye pour nous, la dette à nos défunts. Et comme eux dans leur propre ascension, il nous invite à repartir, à nous élever nous aussi durant notre vie même.
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Comme la silhouette du nombre 2021, l’âge semble se répéter, radoter, buter, traîner. Deux fois 20. Cependant cette nouvelle unité, ce chiffre « 1 » à l’extrémité, se démarque pour cette année des deux dizaines précédentes. Une porte s’ouvre peut-être. Numérologie mise à part, cet an doit nous parler. Il le doit et le peut en particulier par la voix de Dante. Sa traversée de la Divine Comédie, sa course amoureuse dans le ciel nous ont laissé une leçon ô combien précieuse : il faut continuer, se relever et avancer.
Fantastique lumière, pâle et pourtant chaude, qui baignera l’Europe durant l’année. Celle d’un au-delà, exigeant pour la contempler, de lever la tête des lumières bleues vers les étoiles. Celle qui nous rappellera que nous sommes tous appelés par les hauteurs. Il existe encore un repère commun, une transcendance qui dispense les hommes du superflu. Cette leçon dantesque, politique autant que philosophique, fait revenir à eux les contemporains au bord du gouffre. Marchons dit le poète, mais accompagnons nos pas d’une pensée plus large, d’une visée plus haute, soyons guidés par nos pères et par nos amours. Tel est le secret qui déploie la cité des hommes. L’objectif visé doit être à une telle hauteur pour être visible par tous. Voici d’où proviendra la lumière qui éclairera cette année. Tout ce qui élève unit écrivait Charles Péguy. Notre politique doit respecter cette mystique si elle veut perdurer, alors rayonnerons-nous nous aussi d’une nouvelle jeunesse.
Bien que tel le poète nous nous trouvions en ce moment perdus au milieu d’une forêt obscure, il nous faut avancer. Sachons avoir le pas assuré.
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Qu’est-ce que Dante pour la France ? Nous parle-t-il réellement ? Qui est-il finalement ? Une silhouette fugitive de l’Île de la Cité dans Balzac, un chrétien de son siècle fulminant contre Philippe le Bel ? Autant dire peu. Pourtant, plus que son seul personnage historique, Dante porte en lui le destin d’un peuple, l’héritage d’une culture qu’il a su transmettre. Autant dire tout. Dante nous parle de nous-mêmes, de nos traditions, de nos origines. Si Dante peut s’adresser à la France, c’est par la bouche de l’Italie. À nous d’écouter.
L’Italie est incomprise voire dénigrée par nos politiques déclinantes puisque, si comme elles Rome est décadente, Rome est aussi renaissante. On change alors de rythme et ces politiques ne suivent plus. Gardienne d’un feu éternel, qui attend d’être réveillé, ultime gardienne de notre civilisation, l’Italie ne se visite pas seulement, elle s’entretient. Il y a un morceau d’Italie dans chacun de nos cœurs français. C’est pourquoi tourner le regard vers les Alpes et la Méditerranée revient à contempler notre lignage, à replacer notre pays dans une continuité qu’il nous faut préserver. La France a de plus cette chance d’avoir une vue panoramique sur toute l’Europe. Il est toutefois des points qui attirent notre attention plus que les autres.
Nous Français, avons le devoir du recueillement. Profitons-en pour écouter les canzone du Sud qui nous feront renouer avec notre histoire, histoire courtoise et noble. Apprenons du passé pour mieux affronter l’avenir. Abreuvons-nous à l’antique sagesse d’Italie, confinés ou non. Élevons-nous au bel ordre par ces stances. Tout cela nous remettra les idées en place et laissera de la place à l’action.
Guidons nous-mêmes Du Bellay jusqu’au Tibre latin, et retournons-nous en pleins d’usage et raison, ayant appris entre-temps à nous aimer nous-mêmes. Voyons ensemble l’état de notre maison, ayons conscience de ses fissures, et reconstruisons. Commençons par chez nous pour ne pas rougir devant marbre plus dur. Français, acceptons-nous nous-mêmes, sans illusions ni sans désespoir.
« Prenons-nous tels que nous sommes, prenons le siècle comme il est » … Alors seulement, lorsque cette parole d’un autre père sera entendue elle aussi, la France se lèvera plus radieuse que jamais. Qu’elle se regarde dans un miroir : ce miroir est l’Italie. Qu’elle scrute ses plaies et qu’elle les panse. Qu’elle reparte enfin, le front audacieux.
Oui, Dante comme Du Bellay nous parlent réellement. Ils nous parlent de nouveaux départs, de repartir là où le choix d’un pays tout entier le porte. Encore ce pays doit-il exprimer ce choix très clairement. On ne joue pas avec le destin d’un peuple. Dante est le nom de cette leçon.
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L’année du double anniversaire de l’Italie, de la réunion de Dante avec Béatrice, de l’unification du pays, il nous faut nous aussi rechercher l’union. Les dates d’anniversaire agissent comme un réveil : on se souvient brusquement des tâches à venir. On se rend également compte de qui, autour de nous, le souhaite ou ne le souhaite pas.
Les anniversaires ont quelque chose d’arbitraire, ils n’en permettent pas moins de dresser un bilan. Vous l’aurez compris, avec l’Italie qui fête le sien, on fête aussi le nôtre. La France s’éveille elle-même à l’écoute de son propre nom; il lui reste à réapprendre à le dire. A préciser où elle va. Dans cet exercice de diction, on verra bien quelles seront les langues qui fourcheront.
S’unir pour un peuple nécessite la certitude que tous veuillent son bien, ainsi que la formulation claire d’un but commun. Personne ne s’engage avec qui lui veut du mal. Désormais, il incombe aux Français, qu’ils le souhaitent ou non, de montrer s’ils ont les pieds suffisamment ancrés dans le sol pour se tenir debout, et s’ils ont la tête tournée vers le ciel pour savoir s’orienter en pleine nuit. L’équilibre est primordial pour bien choisir sa direction. Une fois choisie, surtout pas avant, on prend la route. Les Français fiers de leurs noms, c’est-à-dire de leur pays, avanceront les premiers.
Terrible destin français qui se sait attendu. Il ne doit trouver là que motif à plus belle entrée.
Léo Perez
Notre auteur invité est étudiant en philosophie à Lyon où il est né, et s’oriente vers les concours de l’enseignement. Il s’attache à trouver des réponses aux maux de son pays, en cherchant de partout où il peut. Il est joignable par email: perez.leo.fr@gmail.com
Illustration: gravure utilisée par G.Doré pour illustrer L’Enfer de Dante
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