J’ai besoin de la fausse nonchalance des Tropiques et de l’adrénaline que procurent les virées nocturnes à São Paulo et les tirs de sommation à Medellin. Comme la sève qui inonde la plante, l’excitation teintée de peur me rend heureux. Le plus vieux du monde, un manuscrit achevé en 2017: extraits.
« Toute l’histoire, toute la vie, toutes les époques ont été absurdes et insensées. Et nous aussi. »
Pedro Juan Gutierrez
« Ne fais confiance à personne, ne fais pas ce que ton père ou ta mère souhaitent que tu fasses, écoute ton cœur d’abord ». Mots prémonitoires. Nous étions au milieu d’un long déjeuner au Restaurant du Port de Mohammedia, une des rares adresses que mon père recommandait encore au Maroc. Il buvait son blanc et moi ma bière. Nous étions heureux comme si ce déjeuner était une parenthèse enchantée loin des soucis du quotidien, « ces mille inventions de la machine à tuer le temps » comme disait Camus. Traités en véritables pachas (ceux de l’époque impériale non ceux d’aujourd’hui) par le personnel, nous faisions durer le plaisir. Rien, absolument rien ne nous attendait dehors. En paix. Puis vinrent ces paroles de mon père, une admonestation où il me sommait d’être libre. Connaissant le bonhomme – autoritaire à plus d’un égard – je prenais ces mots pour une sorte d’écart de langage, une divagation teintée de bienveillance et d’amitié. Si je savais ce qui m’attendait, j’aurais compris qu’il s’agissait là d’un testament.
J’ai eu de la chance. Pendant trois semaines, j’ai côtoyé mon père bien portant et alerte, matin et soir, et jusqu’aux tous derniers jours qui lui étaient écrits de vivre. Des circonstances qu’il serait trop long de conter ici m’amenèrent à passer plusieurs jours à ses côtés en France et au Maroc. L’occasion de manger et rire avec lui fut un véritable cadeau du ciel.
A Rabat, nous étions inséparables. Il se levait tôt pour chercher journaux et croissants chauds. A 08h, je me levais péniblement parce qu’il venait chanter à mon oreille une comptine apprise dans je ne sais quelle école de bonnes sœurs de l’Atlas : « Mabrouk s’en va-t’en guerre…. » En général, cette intrusion dans mon sommeil (j’écris et existe la nuit) m’était insupportable mais cette fois elle me semblait drôle et pleine de tendresse. Nous passions la matinée à accomplir des rituels bien huilés : aller à la banque, acheter de la nourriture pour chien, laver la voiture, prendre un café devant le commissariat du deuxième arrondissement (le quartier où j’ai grandi) et parler des heures et des heures de politique. Tout y passait, de la fausse ouverture du régime cubain jusqu’à la situation au Moyen Orient. Quand je lui disais que la Colombie – que j’ai visitée sept fois – est le plus beau pays au monde, il s’arrêtait pour me regarder fixement : « mon fils est un latino, ma parole ! Qu’ai-je fait au bon Dieu ? J’ai enfanté un disciple de Pablo Escobar ! ». Ce genre de bêtise nous faisait rire et nous ouvrait l’appétit pour le déjeuner. Nous nous perdions de vue dans l’après-midi, lui faisait sa sieste devant la télévision française et moi je lisais en buvant café sur café. Vers 16h, je l’obligeais à voir la corrida retransmise sur une chaine espagnole. La mise à mort cérémoniale me fascinait alors que mon père ne manquait aucune occasion de s’extasier devant la beauté de la présentatrice ibérique. Il avait ce côté sans-gêne que cultivent les vieux messieurs qui ne craignent plus rien.
Puis, chacun prit un avion différent. Lui vers Rome, moi vers Paris. Nous nous retrouvâmes deux jours plus tard dans la même chambre d’hôtel dans notre quartier de prédilection, le XVIIe arrondissement entre Ternes et Porte Maillot. Le Paris bourgeois est pour moi, en tout cas, une plongée dans la France du Second Empire. Un régime qui face à l’insalubrité et au désordre confia à ses meilleurs hommes le soin de construire une capitale exemplaire. A ce jour, tout semble couler de source, des perspectives infinies aux façades parfaitement alignées.
Mon père aimait ce quartier pour d’autres raisons, certaines étaient inavouables peut-être, souvenirs de conquêtes féminines passées. Il disait avoir résidé dans un meublé du Boulevard Pereire lors de ses rotations entre Djedah et Paris. A la fin années 1970, il travaillait pour Thomson en Arabie Saoudite pour amener la TV couleurs aux pèlerins. De cette période, il a gardé une haine sourde pour la manière qu’ont les Saoudiens de « mal-vivre » et de rendre l’existence de leurs hôtes misérables en les privant de tout ce qui est beau et aimable. Le même geste qui condamne les femmes saoudiennes aux ténèbres interdit toute manifestation de l’Intelligence sur la péninsule. Sa garçonnière à Paris était le centre d’un univers de détente où il revenait à la vie.
Le séjour à Paris dura quatre jours. Les journées passaient vite, je le laissais seul et courais d’un RDV à l’autre. Nos dîners étaient des tête-à-tête où nous refaisions ma journée d’abord avant de nous occuper de l’état du monde. Il me racontait aussi ses promenades en solo et ses états d’âmes devant la cherté des prix et l’impolitesse des garçons. Mon père aimait Paris, vraiment. Chaque année, il passait une semaine dans le quartier autour de la Place des Ternes. De temps en temps, il brisait cette règle non écrite et m’amenait à la rue Marbeuf pour acheter des cravates ou simplement admirer la vitrine de Smalto. Il se méfiait du XVIe arrondissement, en passant devant le Fouquet’s, il disait toujours : « voici un beau repère d’arrivistes et d’agents secrets».
Ma relation avec Paris est celle d’un amour-haine. Je lui préfère de loin les régions françaises (je ne dis pas les provinces françaises car ce serait faire offense à l’histoire grandiose des Ducs de Bourgogne et d’Aquitaine). Cette maladie française appelée Jacobinisme a fait beaucoup de tort à la France. Aux habitants de Dijon, Bordeaux ou Rennes a été proposée une existence diminuée car pour faire carrière et participer du grand dessein français, il fallait monter à Paris. Quel dommage. La douceur de vivre d’une ville comme Strasbourg me sied bien plus que la tristesse fétide qui règne dans les chambres de bonne et les couloirs du métro parisien.
J’ai en horreur ce Paris où tout est compliqué, cher et surfait. Il ne tient pas la comparaison à côté du bonheur calme et courtois d’une cité ancienne comme Toulouse ou Metz. Mon Paris à moi est celui du héros du Feu Follet, film mythique de Louis Malle (1963). On y voit un beau jeune homme de trente ans, dépressif et prêt à tout, se perdre corps et âme dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il ne quitte Paris que pour se retrouver à Versailles où il se tire une balle au cœur pour en finir avec une existence qui n’allait nulle part.
Comme je ne veux pas mourir, j’ai élu domicile en Amérique du Sud. J’ai besoin de la fausse nonchalance des Tropiques et de l’adrénaline que procurent les virées nocturnes à São Paulo et les tirs de sommation à Medellin. Comme la sève qui inonde la plante, l’excitation teintée de peur me rend heureux. Je n’envie pas ces hommes dont la vie est réglée par les horaires de bureau et la longueur des bouchons. Je suis comme eux bien entendu – il faut bien manger – mais je m’autorise des incursions fréquentes dans des territoires où plusieurs hésitent à aller. Visiter une coopérative de paysans en Colombie me procure plus de plaisir que me balader dans les rues proprettes de Miami. Ecouter de la musique dans un club populaire aux confins de Rio de Janeiro m’intéresse plus qu’un samedi à la plage. Je ne juge personne, je ne dis pas que la vie des autres est ennuyeuse, je dévoile simplement un aspect de ma personnalité.
Plus d’une fois, mon tropisme pour les pays beaux mais compliqués mit à rude épreuve notre relation. Nous étions différents. Lui, pragmatique et cartésien. Moi, tragique et rêveur. Là où je voyais un problème insoluble, lui envisageait les remèdes possibles et comparait le prix à payer pour chacun. Travailler beaucoup, Respecter la Loi et ne jamais agir sous l’effet de l’impulsion, sa devise n’a jamais varié. Elle s’est endurcie avec les années. Il me disait à la fin de sa vie : « je ne donne pas d’argent aux mendiants. Mais, dès que j’aperçois quelqu’un qui balaye la rue à 5h du matin, je m’arrête et lui tend un billet ».
J’ai toujours souscrit à cette vision mais elle ne m’a jamais suffi. Le monde n’est ni logique ni ordonné. Il est chaotique et éclaté en mille manières légitimes de voir les choses. Les êtres humains sont névrosés et beaucoup sont fous à lier. Se fier uniquement à la Raison serait passer à côté de l’esprit du temps. Notre époque vit le déclin de l’Occident – l’Empire de la Raison – et le retour du désordre sous toutes ses formes (mafias, guerres ethniques, fanatismes). Le futur proche – à hauteur de vie d’homme – exigera du courage, de l’opportunisme et une certaine dose de violence/ A coup sûr, mon père ressentait ses choses, l’air du temps dans ces termes mais il ne voulait pas être celui qui nous l’enseignât. Il laissait au monde le soin de nous déniaiser. Tout homme à ses limites.
Au Brésil où je vis depuis cinq ans, je ressens l’époque comme elle est : belle et hideuse à la fois. Il y a la beauté des femmes et de la nature, l’amabilité des personnes et l’extrême violence – symbolique et matérielle – d’une société où l’argent dévore les valeurs comme un fauve enragé. Je suis devenu homme en émigrant au Brésil.
Mon père était Marocain jusqu’au bout des ongles et souffrait de voir le Maroc travesti en un pays de seconde zone, ouvert aux quatre vents, qu’ils viennent chargés de touristes occidentaux ou de charlatans wahhabites. En réalité, mon père était un sujet de l’Empire Chérifien. C’est ainsi que l’on nommait le Maroc jusqu’aux années 1960. Sa carte militaire datée de 1957, la première année de l’indépendance, indiquait « Empire Chérifien ».
Quand mon père parlait de son pays à nous, ses fils, ou à des étrangers ses yeux s’allumaient d’un feu intense. Il évoquait Moulay Ismail, la présence historique du Maroc sur la rive nord du fleuve Sénégal et bien entendu Hassan II. S’il y a un Marocain qui a vénéré Hassan II, c’est bien mon père. Je le dis avec d’autant plus d’aisance qu’il ne doit rien à l’Etat. Durant les quarante dernières années de sa vie, mon père a vécu en totale indépendance de la Fonction Publique qu’il a quitté relativement jeune. Il a renoncé au logement de fonction et à la voiture de service à une époque où les directeurs de son niveau n’avaient qu’à se baisser (ou baiser la main qu’il faut) pour ramasser l’argent public. Ni notre scolarité ni notre santé n’ont été pris en charge par la collectivité. Et quand on nous a cambriolé, nous avons mis en place un dispositif de gardiennage privé qui supplée aux défaillances de l’Etat, il en est ainsi depuis 1994. Dans notre maison, Hassan II faisait l’objet d’un culte laïc et totalement désintéressé.
Pour les grandes occasions, nous nous asseyions dans le grand salon auréolé par les portraits en noir et blanc de mon père, la trentaine, accompagnant le Souverain. Mon père en costume et cravate se penchait à l’oreille du Roi, jeune, svelte et portant un col roulé, couleur claire. Sa Majesté écoutait l’ingénieur avec attention. Que lui disait-il ? A plusieurs reprises, mon père faillit perdre son job voire aller en prison parce que le faisceau hertzien plantait à quelques minutes du début du discours télévisé du Roi. Une autre fois, il accomplit une prouesse technique et économique en amenant le signal de la télévision à Agadir en utilisant une méthodologie « couillue » : il fit le pari de faire transiter les ondes par le sommet du Tizi n’Test alors que les études établies par des spécialistes français commandaient de suivre un autre trajet, bien plus long et couteux. Le Roi avait demandé à ce que les habitants d’Agadir et du Souss en général puissent voir la télévision nationale coûte que coûte, il aurait dit à mon père : « Je sais que vous n’avez pas l’argent nécessaire mais dépassez-vous et trouvez une solution d’ici le prochain Discours du Trône (Ijtahidou) ». Ces anecdotes de la période où il était aux manettes de la RTM méritent un livre à part entière. Dans une autre photo, on voit Hassan II le décorer d’un insigne dont j’ai oublié le nom exact. Le Roi a le sourire, mon père, couvert de la tête aux pieds par un burnous blanc, a le visage figé. A trop s’approcher du Soleil, on se brûle. La vie le lui enseignera quelques années plus tard.
« Tu vois que toi aussi tu as compris : Hassan II était un grand roi ! Les Marocains lui doivent beaucoup. Il a édifié un Etat moderne sur l’échafaudage fragile laissé par les Français en 1956. » Oui, moi aussi je me suis converti au culte du Roi Hassan. Avec conviction et sincérité. Comme tous les hommes, il a eu ses défauts et a commis ses erreurs. Certaines me heurtent encore aujourd’hui. Mais, quel Homme d’Etat ! Quel charisme ! Quelle culture littéraire ! Quel musulman ! N’importe quelle interview de Hassan II vaut une leçon magistrale en Histoire ou en Sciences Politiques de nos jours. Le Moyen Orient se porterait mieux et échapperait aux griffes des fanatiques et des corrompus si des hommes du calibre de Hassan II étaient aux commandes.
Adolescent, le Roi ne m’inspirait aucune sympathie particulière. Tout ce qui allait mal était de sa faute : les bus en retard, les policiers qui demandent un bakchiche… J’étais jeune et con, un signe de bonne santé dit-on. Sans prétention aucune, je dois à mon père l’esprit critique qui aujourd’hui me guide tant bien que mal dans la vie. Il m’a appris – parfois à mon corps défendant – à me documenter avant de former mon opinion. Lire m’a enseigné la nature profonde de mon pays. L’Histoire du Maroc est une longue suite d’insurrections suivis d’épuisants efforts d’unification sous la houlette de monarques forts. Le Maroc succombe à intervalle réguliers à une épidémie de violence qui disloque tout l’édifice construit par la génération antérieure. Hassan II nous a donné un Etat-Nation alors que la France nous avait rendu un souvenir. Les Français ont laissé au Maroc un appareil administratif moderne mais superficiel. Le « pays légal » – celui des Mairies et des Préfectures – était minuscule en comparaison avec le « pays réel » – celui des tribus et des campagnes sous-administrées –. Hassan II a fait converger les deux, que dis-je il a placé le pays légal au-dessus du réel. Il nous a fait le plus grand bien.
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