Circuler en voiture au Maroc c’est faire l’expérience d’une guerre civile qui ne dit pas son nom. Au volant dans notre pays, l’homme est un loup pour l’homme et la situation semble empirer d’une année sur l’autre.
Une frange considérable de la population – la majorité assurément- semble refuser le code de la route. Elle est en désobéissance permanente et semble s’enorgueillir de fouler au pied les règles de base de sécurité et de civisme. Le plus dur à admettre est de voir les élites se comporter aussi mal que les segments de la population qui n’ont jamais mis les pieds à l’école. Pour le dire autrement, à force d’observer les infractions au code de la route, je me demande si la seule différence entre certains des plus riches et les sous-prolétaires est la valeur marchande de la voiture. Tous sembler adhérer en effet aux mêmes valeurs décadentes et militer, à travers leurs actes, pour l’instauration de la loi de la jungle c’est-à-dire celle du plus fort.
Dans la plupart des cas, ceux qui conduisent mal sur la route se conduisent mal en société. L’incivisme au volant révèle sans ambages un effroyable sentiment d’irresponsabilité parmi les Marocains. La société est devenue le théâtre d’une grande guerre de tous contre tous, un combat à mort où l’argent est le seul guide. Ce qui allait de soi il y a tout juste dix ans (comme respecter les professeurs et les personnes âgées) est balayé par une vague de vulgarité, d’irrévérence et de médiocrité.
Tous les regards se tournent vers l’Etat qui se dérobe. La loi est appliquée selon la modalité de la harka c’est-à-dire par à-coups et de manière partielle. Tantôt c’est la campagne de lutte contre les piétons qui traversent hors des passages cloutés, tantôt on s’en prend aux motocyclistes dépourvus de casque, puis vient la hamla contre le téléphone au volant etc.. Par peur et par négligence, l’Etat a renoncé à exercer son autorité partout et tout le temps. Il se recroqueville sur l’essentiel : l’anti-terrorisme et l’anti-gang. La guerre des routes ne l’intéresse que lors des grandes dates de l’année où le massacre atteint des pics d’horreur : fêtes religieuses, grandes vacances, réveillon etc.
Dans les cas les plus grotesques, l’Etat devient l’objet de moqueries de la population. Récemment, on a crié sur tous les toits qu’une amende serait appliquée pour le piéton qui traverse hors des clous. Noble cause sur le papier mais comble du ridicule lorsqu’on sait que les autorités ne parviennent même pas à libérer les trottoirs et les rendre aux passants. Circuler à pied à l’Agdal ou au centre-ville de Rabat implique automatiquement marcher sur le goudron.
Comme un puit que l’on envenime chaque jour un peu plus, l’administration publique est progressivement affaiblie par une série de facteurs qu’ils seraient fastidieux de décrire ici. Limitons-nous à en citer deux parmi les plus saillants. D’une part, la ruine de l’école publique se répercute sur le niveau des fonctionnaires recrutés et leur encadrement. De l’autre, les départs volontaires ont vidé l’administration de certains de ses éléments les plus dynamiques. On se retrouve avec des ingénieurs qui ne savent plus dessiner de routes, des acheteurs qui ne veulent décider de rien et s’en remettent à des « commissions d’experts », des instituteurs qui se laissent dominer par leurs élèves.
Depuis les Printemps Arabes, on « passe tout », l’essentiel est de ne pas se retrouver avec un vendeur ambulant ou un contrebandier qui se suicide à quelques mètres d’une autorité… En quelques années, nous avons passé au dissolvant le vernis de modernité acquis à la fin du Protectorat et dans les premières décennies postindépendance. Etre moderne, ce n’est pas utiliser un smartphone, c’est respecter l’Etat de Droit et faire passer la conformité à la règle avant son intérêt personnel. C’est ce qui fait la différence entre une société formée de citoyens réels et une autre constituée de grands enfants, mal élevés et irresponsables.
Voyager au Maroc, utiliser ses routes, c’est voyager dans le temps. On revient dans un Moyen Age qui ne veut pas finir. Si on fait abstraction des BMW rutilantes et du goudron flambant neuf, on ne tarde pas à voir émerger une culture archaïque et qui refuse le progrès. Le chaos est intériorisé comme une identité revendiquée et hégémonique. Les gens se comportent comme si nous vivions au XIXe siècle dans bled essiba, comme si nous n’avions pas été à l’école ni avions voté pour une constitution moderne.
Dans le passé (c’est-à-dire avant l’expérience coloniale), bled essiba concernait les montagnes car l’autorité centrale s’arrêtait à la plaine. Désormais, bled essiba existe et prospère au sein des individus, elle a pris possession de leur « vie sociale » (celle qui se passe au-delà du champ privé de la maison et de la famille) et exerce son empire sur leurs actes et attitudes en public. C’est l’automobiliste qui fait demi-tour sur l’autoroute, le chauffeur qui place son véhicule à cheval sur le trottoir et le gardien de voiture qui « commercialise » la deuxième voire la troisième position.
Chez nous, le Moyen âge ne s’est jamais vraiment terminé. En Occident, la Renaissance et la Réforme ont mis fin à l’ère médiévale ; en Afrique du Nord, il n’y a pas eu de rupture. A l’est, les Turcs ont figé les sociétés dans la tyrannie et le sous-développement (d’où notamment l‘essor des Corsaires algérois comme une réponse aux impasses économiques). A l’ouest c’est-à-dire au Maroc, le pays a tourné le dos à la mer et aux Lumières. Nous avons atteint le XXe siècle sur les rotules, épuisés d’avoir toujours à lutter contre les mêmes démons : le désordre politique et religieux. Ces facteurs, cités de manière superficielle ici, expliquent pourquoi les mœurs ne se sont pas civilisées suffisamment au point de pacifier les relations interpersonnelles. En effet, la force capable de provoquer le changement moral et éthique dans la société, l’Etat central, a été trop occupée à se défendre contre les menaces externes (Turcs et Occidentaux) et internes (fitna). Elle n’a pas eu le temps ni l’énergie d’extirper des gens les graines de la mauvaise conduite. Telle est notre malédiction et c’est qui nous éloigne inexorablement de l’Occident, bien plus que l’Islam.
Résultat naturel : nous avons toujours besoin du policier pour s’arrêter au feu rouge. Le respect d’autrui et l’observation de la loi, son corollaire, n’ont pas été intériorisés. Et gare à celui qui ose dénoncer ces vilenies. Il sera combattu par la parole voire par les coups, donnés par les civils eux-mêmes. Dans l’Europe médiévale au moins, l’aristocratie, bien qu’oisive et parasitaire, se distinguait par ses bonnes manières et son élégance. Chez nous, dans le Moyen âge qui est encore le nôtre, point d’étiquette ni de code de l’honneur chez les élites : je m’attends au même acte d’incivisme de la part d’un directeur de société que d’un ex-paysan récemment installé en ville.
Il y a assurément au Maroc un terrain de recherche prometteur pour les spécialistes des sciences humaines. Nos routes sont certainement un excellent point de départ pour étudier la survivance d’une civilisation arabo-berbère qui n’en finit pas de se décomposer.
Note :
Cette tribune a été publiée initialement dans les pages du Huff Post Maroc le 24 janvier 2018.
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