L’affaire Benalla a de quoi sidérer car elle met à nu des comportements inacceptables au plus haut niveau de l’Etat français. Le laxisme et l’amateurisme relatés ces derniers jours permettent les plus grandes inquiétudes. Vu du Maroc, la stupeur est réelle mais s’exerce en sens inverse. La comparution d’un ministre de l’intérieur devant une commission parlementaire, en direct à la télévision, relève de l’impensable de ce côté-ci de la Méditerranée. Se rendre compte qu’il a passé un sale quart d’heure face à des députés bien décidés à faire leur travail appartient au domaine de l’utopie. Suivre les échanges virils mais de haute volée entre le premier ministre et les présidents de groupe est synonyme de science-fiction par nos latitudes.
Nous n’avons ni Mélenchon ni Edouard Philippe, et encore moins des hommes politiques de la trempe d’un Philippe Séguin ou d’un Mendes France. Notre chère classe politique n’a rien trouvé à redire à neuf mois de troubles civils dans une petite ville du Rif nommée Al Hoceima, elle a laissé la police se dépatouiller avec le problème sans créer le moindre dialogue avec la population locale ni prendre sur elle-même la responsabilité de résoudre l’affaire politiquement. Le Maroc vient de « cramer » plus de dix millions d’euros (selon les chiffres officiels) dans une tentative perdue d’avance de ravir aux Etats-Unis l’organisation de la Coupe du Monde 2026. Personne n’a été démis de ses fonctions ni appelé à se justifier devant les représentants du peuple. Avec dix millions d’euros, il y avait de quoi faire la différence dans une petite ville marocaine comme Al Hoceima, Sefrou ou Zagora où des milliers de jeunes rêvent d’obtenir une bourse pour suivre des études supérieures.
Pourtant, nous avons tout ce qu’il faut sur le papier. Un parlement bicaméral avec une chambre des députés et un sénat (chambre des conseillers). Une TV qui retransmet en direct les sessions de question-réponse, tous les mercredi après-midi. Des partis politiques qui couvrent l’ensemble du spectre idéologique : des islamistes aux socialistes en passant par les berbéristes et les nationalistes. Il y en a pour tous les goûts ! Mais, ils nous manquent l’essentiel c’est-à-dire la ressource humaine. Où sont en effet les élites censées donner vie à cet appareil institutionnel, sophistiqué et coûteux ?
Nos palais sont en papier, ils sont l’impression 3D d’un modèle copié en Europe mais que nous avons du mal à habiter. Nos assemblées recyclent l’air vicié qui émane d’une société déboussolée à laquelle les élites n’adressent plus la parole. Selon les moments de l’année, on se contente de divertir les Marocains (le foot, les grandes fêtes religieuses) ou de les dégoûter par le spectacle d’une classe politique terne et déconnectée des réalités. Le débat s’efface devant la chamaillerie transmise en direct à la télévision et l’explication du réel est déléguée aux réseaux sociaux. La démocratie marocaine est désincarnée, elle n’a pas d’âme. C’est une ville nouvelle en formica et carton-pâte qui a été plaquée manu militari sur une médina grouillante de traditions et de non-dits. Aux yeux de la population, nos institutions modernes sont probablement moins « utiles » que les jemaa (assemblée de villageois) et les caïds de l’époque pré-coloniale qui rendaient justice et arbitraient les contentieux en maintenant un contact direct avec les administrés. Aujourd’hui, dans une société autrement plus complexe et exigeante que le Maroc d’il y a cent ans, le parlement et les partis symbolisent le vide et le silence. Ils sonnent creux.
Au Maroc, nous n’avons pas de Benalla pour la bonne et simple raison que ce genre de cas n’a aucune chance d’arriver à la connaissance de l’opinion publique. Bien que nous ayons accompli d’énormes progrès sur le terrain des droits de l’homme et de la gouvernance, notre justice et nos administrations sont encore vulnérables. La distinction entre les branches administratives et la séparation des pouvoirs ne se décrète pas du jour au lendemain : elle a besoin de sédimenter lentement dans les mentalités des citoyens et des fonctionnaires. Au Maroc, il est possible d’affirmer – sans risquer d’être contredit par la réalité – que la torture et les enlèvements à caractère politique ne sont plus à l’ordre du jour. Mais, le chemin est long avant de garantir l’alignement des planètes qui rendrait possible un scandale Benalla version marocaine (quelqu’un pour filmer le fait divers, un homme politique pour s’emparer de l’affaire et des fonctionnaires prêts à rappeler au gouvernement que leur loyauté s’exerce d’abord envers la constitution et non envers les élus).
L’affaire Benalla rappelle que la nature humaine est la même partout que ce soit au Maroc ou en France. Il y a aura toujours des petits malins pour se hisser au-dessus des lois comme il y aura toujours des responsables politiques jaloux des privilèges de leurs courtisans. L’essentiel est de disposer d’élites en mesure de s’opposer à ces tentations au moyen d’institutions au-dessus de tout soupçon. Force est de constater que la France est encore bien armée dans ce domaine, la vigueur démontrée par les députés de l’opposition depuis l’éclatement de l’affaire en témoigne. Il est encore possible de transformer le scandale Benalla en un cas d’école de contrôle démocratique et de défense de l’Etat de Droit. Il revient à la classe politique française de saisir cette opportunité, vite et avec discernement.
Quant à nous Marocains, il nous reste beaucoup de chemin à parcourir. La première étape étant certainement de se doter d’un système éducatif qui prépare les générations à venir à vivre en démocratie et à exercer une citoyenneté responsable. L’affaire prendra du temps, des décennies peut-être mais elle est inévitable. En attendant, nous pourrons nous consoler en nous disant que faire de la politique au Maroc est un exercice bien moins périlleux qu’en France. Heureux sont les élus protégés du peuple par un rideau d’ignorance !
Cet article a été publié initialement sur Causeur.fr
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