“Quelle serait la civilisation qui, une seule fois dans le passé, aurait préféré autrui à soi-même ?”
Fernand Braudel
L’Europe compte plus de 25 millions de musulmans répartis à peu près partout, des pays scandinaves au Royaume Uni en passant par l’Allemagne et la France bien entendu. C’est du jamais vu. Jamais l’Islam n’a pénétré aussi profondément en territoire européen, lui qui s’est toujours contenté de “mordre” sur les marches du continent que ce soit au sud dans la péninsule ibérique ou à l’est dans les Balkans. Durant des siècles, ces deux régions excentrées ont connu intimement l’Islam qui les a travaillées en profondeur. Elles se sont construites par rapport à lui et contre lui. Désormais, l’Islam a sauté la barrière des Pyrénées et des Balkans et se retrouvent, pacifiquement et sans faire de bruit, à Rome, Anvers ou Munich. C’est une première, un évènement de la même magnitude que la Découverte de l’Amérique ou le contournement du Cap de Bonne Espérance.
Tout a été rendu possible par l’immigration. Elle transporte des êtres humains qui ne voyagent jamais seuls. Cette “matière humaine”, comme le dit Braudel, est “le support de toute civilisation”. Sur le bord de la route, les migrants brûlent leurs papiers mais ne se délestent pas leur civilisation : elle fait partie de ces bagages dont il est difficile de se défaire. On ne peut se refouler soi-même impunément. Grâce à l’immigration, c’est la civilisation islamique qui est en train de franchir la Méditerranée et le Danube. Comme un inconscient discret mais puissant, elle voyage dans le cœur des millions d’hommes et de femmes qui ont trouvé un refuge et une nouvelle vie en Europe. Elle est leur monde intérieur, un espace intime, fait de valeurs et de sentiments, dont la grammaire est celle du monde musulman. Et lorsqu’on croit voir une crise identitaire chez la jeunesse des quartiers, c’est peut-être simplement la civilisation islamique qui affleure, au travers des comportements et des croyances, pour exiger, plus ou moins diplomatiquement, son dû.
Est-ce le bon moment pour une nouvelle rencontre entre l’Islam et l’Europe ?
A vrai dire, il n’y a pas de bon ou de mauvais moment pour un contact entre deux civilisations aussi divergentes et différentes que l’Islam et l’Europe. Ni « chance », ni tragédie annoncée. L’implantation de l’Islam aux quatre coins de l’Europe occidentale est une conjoncture massive et presque inévitable. Il faut faire avec et en tirer le meilleur. Pour cela, il faut avoir les yeux grands ouverts, accepter de voir que le moment est délicat à plus d’un titre.
Alors que la Chrétienté – réalité politique et spirituelle – a lâché prise en Europe, l’Islam lui est vivant et bien vivant. Il est toujours le même, entier et déterminé à persévérer dans son être. Il est intransigeant, pour le meilleur et pour le pire : la ferveur des fidèles est intense et contagieuse (même pour un musulman laïcisé comme moi) alors que les schismes anciens (comme la dispute entre Chiites et Sunnites) sont toujours incandescents. Une ville musulmane d’aujourd’hui ressemble finalement aux médinas des siècles passées. Si on fait abstraction des signes extérieurs de l’époque (voitures, smartphones etc.), les femmes sont toujours voilées, la mixité est plus que précaire, les minarets omniprésents. Et surtout, le calendrier et les horaires sont largement rythmés par les besoins culte (Ramadan, prières, procession) comme au temps d’Abdelkrim l’Algérien (XIXe siècle) ou de Moulay Ismail le Marocain (XVIIe siècle).
Bien plus, l’Islam se débarrasse un à un de ses ennemis jurés. En tant que civilisation, il s’est vengé implacablement des quelques régimes qui ont voulu aller à contre-courant des enseignements religieux. Les régimes socialistes arabes ont eu une courte vie – vingt ou trente ans – avant de sombrer devant une société qui s’est rappelée que le Coran est sa seule loi : Gamal Abdel Nasser, le laïc qui a martyrisé les Frères Musulmans d’Egypte, est mort déprimé et vaincu (1970) ; Anouar Essadate, son successeur, a été abattu par des militants islamistes égyptiens (1981). On peut dire autant des baathistes syriens et irakiens, tous éliminés ou en débandade. En Algérie, le puissant FLN qui a voulu instaurer le socialisme s’est vite rendu compte qu’il n’y a point de salut hors de l’Islam, une leçon que les terribles groupes islamistes des années 1990 lui rappelleront dans le sang et la souffrance. En Turquie, le Kemalisme a tenu cent ans c’est-à-dire rien du tout à l’échelle d’une civilisation ; il s’étiole depuis le début des années 2000 sous les coups de boutoirs d’Erdogan, venu pour sonner la fin de la récréation et décréter le retour aux sources islamiques de l’Etat et de la société turque. Même la puissante Union Soviétique a échoué face à l’Islam dans le Caucase lorsque Staline a voulu déporter le peuple tchéchène en Asie Centrale et en Sibérie durant la Seconde Guerre Mondiale. Nous savons tous que le peuple tchétchène n’a pas disparu et qu’il a levé la bannière du djihad face aux Russes dès que les circonstances l’ont permises c’est-à-dire au début des années 1990.
En somme, l’Islam est égal à lui-même. Il ne recule pas. Son noyau dur reste inchangé. On ne peut pas en dire autant de l’Europe, une civilisation qui a remisé la religion pour embrasser le changement. Elle est devenue une sorte d’extraterrestre, un empire sans impérialisme ni armée, dépourvu de frontières et incapable de ressentir des passions, bonnes ou mauvaises. L’Europe communie autour du marché et ne hait personne véritablement, elle est bienveillance et amabilité. Face à l’Islam, l’Europe est méconnaissable, elle n’a plus rien du fanatisme du Moyen Age ou de l’agressivité de l’époque coloniale. Elle a fondamentalement changé. Le problème est que les règles du jeu n’ont pas évolué : la rencontre de deux civilisations engage invariablement un « mix » de guerres, d’échanges commerciaux, de migrations croisées, de souffrances et de métissages. Telle est la mécanique inexorable de l’histoire, les civilisations se touchent, se jaugent et se font du mal parfois. C’est leur destin et il n’a rien d’anodin. La question qui se pose est si l’Europe a envie de jouer le jeu face à l’Islam qui lui lance une nouvelle fois le même défi ?
Une réponse inadaptée : le multiculturalisme
Un mur d’indifférence, de déni et d’hostilité se dresse face à toute réflexion apaisée quand le sujet est l’Islam d’Europe. Dans ce terrain miné surnage la notion de multiculturalisme dont une des déclinaisons autorisées est le fameux « vivre-ensemble ». Comment parler de multiculturalisme alors que ce sont deux civilisations et non deux cultures qui sont au contact quotidiennement au cœur de l’Europe ? Islam et Europe sont deux mondes qui se sont construits dos à dos. Si le multiculturalisme peut certainement s’avérer utile au sein d’une même civilisation, il ne peut pas répondre aux défis particuliers que soulèvent la présence de l’Islam en Europe.
L’assimilation est une voie possible mais elle est très exigeante. Pour un musulman maghrébin ou syrien, s’assimiler revient à noyer une part de soi, à accepter un naufrage culturel. C’est un déni de soi qui frôle l’impensable car il peut exiger une énergie surhumaine. Il faut en effet renoncer à vivre l’Islam « comme il se doit » c’est-à-dire comme une religion prosélyte, totale et hégémonique. Beaucoup y parviennent, d’autres – et leur nombre est significatif – en sont incapables. Leur en vouloir ne sert à rien car, comme le dit Braudel, chaque civilisation est à la fois le paradis et l’enfer des hommes. Il en a toujours été ainsi. L’adaptation à autrui et à ses règles du jeu se fait souvent en souffrant et en grognant.
Grenade ou l’échec de l’assimilation
L’Espagne Catholique a tenté d’assimiler l’Islam ibérique, grosso modo entre l’an 1300 et l’an 1610. Au fur et à mesure de la longue et patiente Reconquista, les souverains et le peuple espagnol ont essayé d’hispaniser les Arabes et les Berbères de l’Aragon, de la vallée de l’Ebre, de Valence et d’Andalousie bien sûr. La même chance n’a pas été donnée aux Juifs dont l’expulsion manu militari a eu lieu en 1492 au même moment où Grenade, la musulmane, tombait aux mains des Rois Catholiques.
Mais la civilisation islamique a résisté. Affaiblie, la tête coupée – puisque les élites ont été éliminées physiquement ou obligées de se réfugier en Afrique du Nord– elle a tout de même tenu bon. Les paysans musulmans ont été poussés vers les terres les plus pauvres et les plus sèches, ils ont été pris en charge par des Seigneurs catholiques qui les ont exploités sans vergogne, mais ils sont restés et se sont adaptés aux nouvelles conditions. Dans les villes, les moros ont gardé leurs coutumes quitte à se voir confinés dans des morerias, des ghettos de musulmans dans les faubourgs. Mais, ils sont restés. Et ils ont persévérés dans leur mode de vie : femmes voilées et cloitrées, usage quasi exclusif de la langue arabe. Bien pire, ils n’ont cessé d’avoir la tête ailleurs, en Orient bien sûr et surtout à Constantinople où le Grand Turc rêvait de prendre pied en Espagne.
En 1588, ils se soulèvent dans l’arrière-pays de Grenade. Des églises sont brulées, un roi arabe est même couronné dans une vaine tentative de restaurer Al Andalus. La révolte des Alpujarras durera deux ans et exigera le renfort de troupes d’élites venues d’Autriche. Elle aura scellé le sort des musulmans ibériques. La colère des souverains s’ajoutera au fanatisme du peuple catholique (les vieux chrétiens comme on disait à l’époque) pour aboutir à la grande déportation des années 1609-1614. On parle de 300 000 musulmans expulsés vers le sud de la Méditerranée. Les autres – on ne sait dire combien exactement – se sont évaporés dans la nature, se sont repliés dans les montagnes, ont embarqué pour les Amériques sous de faux noms…
L’Islam d’Espagne, un échec d’assimilation et de coexistence pacifique.
On a tué l’espoir dans les Balkans
Le seul Islam capable de se marier avec la civilisation européenne a été exterminé dans les années 1990. Et nous avons assisté, les bras croisés, à son élimination systématique lors de la sinistre épuration ethnique pratiquée contre les musulmans de Bosnie Herzégovine.
Qui étaient-ils ? Des Slaves convertis en masse à l’Islam suite à la conquête ottomane des Balkans au cours des XIV et XVe siècle. Ce fut un mariage de raison et non de cœur. Pour avoir la paix et ne pas souffrir les sévices subis par leurs semblables en Serbie – d’autres Slaves – les habitants des montagnes de Bosnie et d’Herzégovine se sont faits musulmans. Isolés et protégés par le relief, ils n’ont pas été travaillés par la civilisation islamique au point où leurs femmes n’ont jamais été cloitrées ni voilées, leurs hommes n’ont pas pris part à des djihad et le vin n’a jamais déserté les tables de Sarajevo. A l’aube de la guerre civile yougoslave, l’Islam des Balkans était un OVNI, un rêve aimable et séduisant à deux heures de vol de Paris.
Appelés en renfort pour faire face aux agressions serbes et croates, des milliers de combattants arabes (moujahidines) ont eu le choc de leur vie lorsqu’ils ont découvert un Islam « moderne » et « humain » partout en Bosnie, même dans les coins les plus reculés. Ils ont essayé de convertir les Bosniaques au wahabisme, ils n’y sont pas parvenus. L’attachement des Bosniaques à la modernité, à l’Europe en somme, n’a pas été d’un grand secours : leur Islam est la religion des vaincus, des femmes violées en masse et des exécutions sommaires de Srebrenica. Il ne cause aucune admiration contrairement à l’Islam d’Al Qaeda et de Daesh qui engrange les adeptes même au cœur des villes françaises.
L’élimination de l’Islam bosniaque nous met face à l’Islam mainstream, largement habité par le wahabisme. C’est une très mauvaise nouvelle pour l’Europe. S’en rend-elle vraiment compte ? Il y a de quoi en douter. Comme un train de nuit à l’arrêt dans une gare familière, elle se fera rattraper par le train nommé Islam qui roule sur la même voie. Tôt ou tard, ces deux-là devront décider ensemble du chemin qu’ils voudront faire ensemble…ou pas.
Brillant article de la bien-nommée catégorie ¨A contre courant¨. Loin des habituels discours dégoulinants de bien-pensance, qui n´apportent aucune solution en refusant de faire ne serait-ce que le diagnostic.