Quatrième et dernier article de notre série consacrée au Brésil à la veille des élections du 7 octobre 2018
En octobre, les Brésiliens éliront leur nouveau président. Si le Brésil était un « pays sérieux » (pour reprendre les mots attribués à De Gaulle), ces élections susciteraient une grande effervescence ne serait-ce que parce qu’elles sont les premières à intervenir après la destitution de Dilma Roussef en 2016. Or, c’est bien la déprime qui s’annonce de ce côté-ci des tropiques. Trois raisons expliquent l’apathie et le désespoir des électeurs : l’offensive de la pensée unique qui empêche toute discussion sérieuse au sujet des problèmes réels du pays, l’obsession d’une partie des médias de voir un prisonnier (Lula) se présenter aux élections présidentielles et l’absence de rénovation politique.
Le Brésil est devenu une terre bénie pour la censure, l’autocensure et la novlangue. A mesure que la crise économique s’accentue, que le crime explose et que la biodiversité recule, on limite progressivement l’agenda politico-médiatique aux problématiques sociétales connues de tous : droits des minorités, quotas à l’université, légalisation du cannabis, lutte contre les fake news. Il est très difficile aujourd’hui au Brésil d’appeler un chat un chat. Pour ne stigmatiser personne, il faut dire humilde (humble) au lieu de pobre (pauvre), vitima da sociedade (victime de la société) au lieu de criminoso (criminel), comunidade (communauté) au lieu de favela.
En 2016, le Brésil est devenu le champion du monde des homicides avec 62 000 assassinats commis en l’espace d’une année (contre 892 en France soit soixante-dix fois moins). La vie quotidienne revêt les traits d’un film d’horreur : un viol toutes les 11 minutes, un vol de voiture par minute et 95% des homicides ne sont pas élucidés, autant dire un passeport pour l’impunité.
Dans l’empire de la pensée unique, terre merveilleuse où tout est atténué, le réel n’a qu’une seule explication possible : celle qui excuse et efface la responsabilité individuelle et retourne l’accusation vers la société par définition inégalitaire, raciste, machiste et patriarcale. Dans ce pays de cocagne où paix et amour sont le mot d’ordre, il y a encore un peu de place pour la haine, une haine « justifiée » à l’endroit de tous ceux qui osent remettre en question l’angélisme ambiant.
Jair Bolsonaro, le candidat de la droite populiste en fait les frais. Il suffit de mentionner son nom pour que la presse brésilienne cesse de faire de la politique et sombre corps et âme dans l’hystérie. Si Bolsonaro affirme que les mafias dominent les prisons, on lui répond qu’il faut les vider et miser sur la réinsertion. S’il demande une refonte du statut pénal des mineurs (quel que soit leur crime, ils sont libérés à 18 ans et leur casier reste vierge), on lui jette à la figure que la place d’un enfant se trouve à l’école. S’il s’avise de remarquer que la police de Rio a laissé s’échapper dans la forêt près de 200 hommes armés de mitraillettes, on l’accuse d’être un fasciste qui préfère tirer sur des « jeunes ». S’il demande de revoir l’armement des policiers, on le soupçonne de préparer un coup d’état militaire.
Le battage médiatique atteint un tel niveau qu’on en oublierait presque que la population brésilienne vit déjà sous une dictature, celle du crime organisé qui exerce une violence abjecte et aveugle. En mai dernier, un jeune transsexuel, Mateusa Passareli, étudiant à l’université de Rio de Janeiro, a eu le malheur de se perdre dans une favela. Selon la police, il a été kidnappé par des trafiquants qui l’ont brûlé vif. A cette occasion, il ne s’est trouvé personne pour fustiger la dictature du crime organisé. Cette indignation sélective fragilise le courant mainstream et le condamne à intimider et à crier le plus fort au lieu de déconstruire sérieusement le programme de la droite populiste.
Pourtant, il y aurait des choses à critiquer dans le programme de Bolsonaro. Comme la plupart des leaders brésiliens, il se spécialise dans un domaine où il se sent à l’aise (le sien est la sécurité) et laisse au hasard (donc aux lobbies) le soin de s’occuper de l’intendance. Bolsonaro n’a aucune feuille de route pour la réforme de l’éducation, aucun plan détaillé pour sauver le système des retraites, aucune stratégie pour la réinsertion du Brésil dans la mondialisation. Même sur la sécurité, Bolsonaro ne voit pas juste tout le temps car il se fixe des objectifs incompatibles avec la bureaucratie des polices brésiliennes qui se haïssent entre elles et mènent une guerre d’usure contre le parquet.
Les journalistes mainstream, habitués à le vilipender plutôt qu’à le critiquer, ont de plus en plus de difficultés à le faire passer pour un fou furieux. Ils se laissent même surprendre par sa répartie. Globo News, chaîne d’information du câble, en a fait les frais récemment lors d’un débat où un de ses présentateurs a accusé Bolsonaro de vouloir rétablir la dictature militaire. Le candidat a rappelé au panel qui l’interviewait un passage de l’éditorial écrit en octobre 1984 par le fondateur du groupe Globo où la dictature était décrite comme une « révolution » nationale, nécessaire et salutaire, dont le seul but était de garantir la « démocratie authentique » et d’assurer le « progrès économique et social ». Une fois le programme terminé, la chaîne a gardé les micros ouverts et prié Bolsonaro de rester assis. Les téléspectateurs médusés ont vu alors Miriam Leitão, journaliste phare de la chaîne, réciter péniblement un communiqué dans lequel Globo News se désolidarisait de Roberto Marinho. L’expression faciale de la journaliste faisait croire à l’imminence d’un malaise. En réalité, elle avait du mal à répéter les mots qui lui étaient soufflés à l’oreillette (le téléprompteur étant tombé en panne). La scène rentrera dans les annales de la télévision brésilienne comme le moment où l’illusion d’un journalisme indépendant s’est écroulée. Si les propriétaires actuels de Globo ont le droit de ne pas être d’accord avec le fondateur de leur groupe, ils n’ont pas à se précipiter pour allumer un cierge sur l’autel de la bien-pensance et ridiculiser au passage une journaliste parmi les plus influentes.
La défaite du bon sens explique aussi l’immense saudade (nostalgie) de plusieurs militants-journalistes pour l’ex-président Lula, en prison pour douze ans pour des faits de corruption et de blanchiment d’argent. Théoriquement inéligible, Lula apparaît tout de même dans les sondages. Il arrive même en tête des intentions de vote, surtout au Nordeste.
Le Parti des Travailleurs (PT) et son champion Lula récoltent les fruits d’un travail bien fait durant les quinze dernières années, un cas d’école de l’action métapolitique. En effet, l’hégémonie des idées de gauche se ressent dans toutes les universités publiques et au cœur des grandes rédactions. Il ne s’agit pas de la social-démocratie à l’européenne mais d’une version hallucinante du marxisme mêlant le dirigisme étatique à un protectionnisme économique qui assure aux entrepreneurs brésiliens un immense marché captif. Améliorer le sort des écoliers et connecter les ménages au tout-à-l’égout (50% des Brésiliens en sont dépourvus) ne sont pas au programme. C’est à croire que le peuple, les pauvres, ne sont pas au cœur des préoccupations de la gauche. En réalité, la gauche s’adresse à la classe moyenne dont les enfants rêvent de devenir fonctionnaires pour accéder à une carrière pépère et bien rémunérée. Les pauvres eux vont à l’école publique qui ruine leurs chances de rentrer à l’université (sélective au Brésil) et de passer plus tard les concours pour devenir inspecteur des impôts, professeur ou huissier de justice. Ils ne sont pas sensibles non plus aux thématiques sociétales, leur priorité étant de survivre à la pénurie et à la criminalité dont ils sont les victimes principales. C’est certainement pour cela que le PT a autant de difficultés à accepter la sortie de jeu de Lula car il est son seul relais véritable chez les masses populaires qui aiment sa façon de parler et de présenter les choses.
Quant aux journalistes et universitaires, ils ne font qu’émuler leurs aînés gauchistes qui, dans les années 1980 et 1990, ont conquis les positions clefs. Leur véritable fait d’armes a été de profiter de la fin de la dictature (1985) pour revendiquer l’hégémonie morale en se faisant passer pour des héros de la liberté (alors que certains parmi eux défendaient la dictature du prolétariat). Les années Lula et Dilma (2003-2016) ont cimenté l’emprise de la gauche au cœur de l’Etat, de la magistrature et des milieux culturels par des nominations ciblées et le déversement de subventions généreuses aux « camarades » membres d’ONG amies.
Rien de cela ne déplaît aux milieux économiques qui tiennent les cordons de la bourse du marché publicitaire. Après tout, la propriété privée n’est pas remise en cause et personne n’appelle à réduire les droits d’importation qui protègent le capitalisme brésilien de la concurrence internationale. La gauche s’agite, elle domine le monde des idées mais elle ne s’en prend jamais aux fortunes déjà installées. C’est comme si un régime finançait sa propre opposition, un rêve pour tout esprit machiavélique.
Grand absent des préoccupations de la gauche, le peuple n’intéresse pas non plus ceux qui se réclament de la rénovation politique. A les écouter, on a l’impression d’être en présence de bons élèves d’école de commerce qui se sont laissés convaincre que l’économie, à elle seule, peut mobiliser un corps électoral fracturé et désenchanté. Ils n’inspirent pas grand monde car ils méconnaissent les aspirations du peuple et des jeunes surtout. Dans les favelas et les marges urbaines, les jeunes veulent s’enrichir mais ils sont « coincés » par une doctrine, enseignée à l’école, qui les victimise parce que femmes, descendants d’esclaves ou d’indiens. Ils ignorent souvent que l’école les a privés des ressources cognitives qui leur auraient permis d’exceller dans la vie (trois adultes sur dix sont analphabètes fonctionnels).
Le désir de s’en sortir pousse des millions de Brésiliens dans les bras des pasteurs évangélistes qui promettent la prospérité ici-bas et le salut éternel. On compte plus de 40 millions d’évangélistes au Brésil, un chiffre qui ne cesse de progresser (sur une population de 210 millions d’habitants). Ce public qui se retrouve tous les dimanches dans les temples est à mille lieux de la novlangue et de la pensée unique.
Pour le moment, l’électorat évangélique est gaspillé par des pasteurs qui se détestent entre eux et donnent des consignes de vote divergentes. Au Brésil, il n’existe pas de force électorale évangéliste mais des courants distincts qui, au nom de Dieu, élisent n’importe qui.
Toute rénovation politique sérieuse c’est-à-dire intéressée par la victoire doit viser les évangélistes. Tout projet de conquête du pouvoir doit prendre en compte leurs angoisses et aspirations. L’homme de la rue est disponible, si le pasteur arrive à le captiver, un leader inspiré et inspirant peut le mobiliser autour d’un programme qui part des réalités brésiliennes. Mais, pour tendre la main aux évangélistes, il faut bien plus que la clairvoyance, il faut du courage politique, celui d’aller à contre-courant.
En attendant, le Brésil décroche dans tous les classements. Il n’exerce aucune sorte de leadership régional alors qu’il est sur le papier la première économie en Amérique Latine. Même Cuba semble avoir plus d’influence que le géant brésilien ! En dépit de ses atouts, le Brésil ne se fait pas entendre non plus en Afrique et au sein des BRICS car il n’a rien à dire. Pourtant, le grenier de la planète et la patrie du métissage auraient de belles histoires à raconter à une Humanité angoissée par l’épuisement des ressources naturelles et les déplacements de population. Sans tête, le Brésil dérive dans l’Histoire. Incapable de reconnaître ses véritables ennemis et de se donner des priorités, il n’est pas maître de son destin. C’est triste.
Personne ne sait ce qui se passera en octobre. Difficile de se risquer à faire des pronostics. Une chose est sûre, la dépression tropicale se fera sentir avant, durant et après le scrutin.
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