Excusez-moi chers amis français mais vous venez de découvrir la Lune !
Les Gilets Jaunes sont apparus parce qu’une partie non-négligeable des Français ne se reconnaissent plus dans les élites dirigeantes. On parle d’un « divorce » et d’une « crise de confiance », de « trahison » et « d’abandon ». Excusez-moi chers amis français mais vous venez de découvrir la Lune !
Tout ce qui vous révulse au point de vous faire monter à Paris le samedi n’a absolument rien de neuf pour nous Nord-Africains.
Vous vous plaignez des fonctionnaires européens et de l’austère Mme. Merkel. Nous, nous sommes écartelés entre plusieurs “amis” et créanciers. D’un côté, il y a les pays du Golfe Persique qui nous aident à boucler nos fins de mois. De l’autre, il y a le FMI et les capitales occidentales. Chaque parrain nous pousse dans une direction différentes: nos “frères arabes” vers l’islamisme, les occidentaux vers les droits de l’homme et la “bonne gouvernance”.
Obéir est une question de vie ou de mort. Dois-je faire un dessin ? Lorsque la France, le Royaume Uni et la Ligue Arabe ont décidé que Kadafi ne convenait plus, ils ont fait ce qu’il fallait pour le faire partir manumilitari. Les uns ont financé les mercenaires, les autres ont vendu les munitions et assuré le soutien logistique. L’ensemble s’est quand même soldé par le lynchage du dictateur et la profanation de son corps.
Vous vous plaignez du manque d’empathie de vos dirigeants actuels, sachez que nous nous vivons avec ce sentiment amer depuis des décennies. Nos élites ne se donnent même pas la peine d’administrer le pays: des secteurs entiers sont abandonnés à l’informel et aux lobbies les plus obscurs. C’est le cas de la santé, de l’éducation et de l’urbanisme. Les villes sont défigurées par l’anarchie: on construit n’importe où et n’importe quoi car on ferme les yeux sur tout ou presque.
On laisse le citoyen se débrouiller tout seul tant qu’il ne met pas en cause la stabilité du système. Stabilité et sécurité sont les seules choses qui comptent en effet.
Vous savez tout ça, ou plutôt vous le saviez à l’époque où les Langues O enseignaient la civilisation arabe à vos hauts fonctionnaires. Vous le saviez à l’époque où vous aviez des militaires monarchistes comme Lyautey qui avait compris mieux que personne l’histoire, les potentialités et les limites des élites marocaines. Vous le saviez quand vous aviez Gallieni, un homme capable de pacifier le Tonkin à la fin du XIX° siècle en s’appuyant sur les notables locaux et en utilisant le minimum de moyens possibles.
D’ailleurs, c’est vous, les Français, qui nous aviez débarrassé de ces élites en déroute le temps d’un court intermède nommé colonialisme. En Algérie, vous avez mis hors-jeu le Bey et la caste des Coulogli qui maintenaient le territoire dans un état de sous-développement effrayant : piraterie, commerce d’esclaves, épidémies. Au Maroc, en 1912, vous avez mis à la retraite anticipée une classe dirigeante qui a laissé le pays s’enfoncer dans l’insécurité généralisée. Il n’y avait ni pont, ni électricité ni chemin de fer au Maroc à l’arrivée des Français. On mettait un mois pour aller de Rabat à Fez : 220km !
Je suis conscient que cette phrase peut choquer et je la nuance de suite en disant que la France, en rentrant au Maroc, a trouvé, face à elle, des grands hommes comme le Caïd Amarok et le futur Mohammed V. Ils l’ont combattu mais c’étaient des hommes admirables et la France le savait et les tenait en haute estime pour cela. Mais, un grand homme tout seul ne peut pas palier à l’absence d’un appareil politico-administratif, pour cela il faut des élites bien formées et déterminées à agir.
Et pendant la période coloniale, vous nous avez opprimé vous aussi. Mais vous avez laissé des routes, des ponts et des champs irrigués. Vous avez éradiqué la polio et la tuberculose. On s’en souvient encore, croyez-moi quoi que vous en dise les professionnels de la repentance.
Puis vint la Seconde Guerre Mondiale qui nous a déniaisé. Soudain vous êtes devenus humains, vous aviez peur, vous aviez faim et vous avez failli perdre la guerre. Pour toutes ces raisons et bien d’autres, on vous a demandé plus ou moins aimablement (ça dépend des pays) de partir et de nous laisser gérer nos affaires entre nous. Vous êtes partis (1956 : indépendance du Maroc et de l’Algérie, 1962 : Algérie) et votre place a été prise par de nouvelles élites qui n’ont pas tardé à se servir d’un côté et à opprimer de l’autre. Ici aussi, il faudrait nuancer le propos pour ne pas commettre trop d’injustices à force de résumer l’histoire. Je me limiterai à dire que nous avons été maitres dans l’art de nous débarrasser des meilleurs d’entre nous. Les Algériens ont expulsé Boudiaf juste après l’indépendance, c’était un grand monsieur, honnête. Ils l’ont fait revenir en catastrophe en 1992 pour qu’il se fasse abattre par son garde du corps d’une balle dans le dos six mois plus tard. Au Maroc, Hassan II, un grand Roi, a échappé à la mort par miracle à deux reprises en 1971 et 1972 (tentatives de coups d’état militaires) sans compter le travail continu de sape mené par une partie de la gauche marocaine qui rêvait d’industrialisation à marche forcée et de collectivisation des terres.
Une fois que nous avions tué les uns, emprisonné ou exilés les autres, nous déclarâmes faillite dans les années 1980. La dette et les déficits étaient devenus insoutenables. Commença la tyrannie des experts et qui durent jusqu’à nos jours : Banque Mondiale, Fonds Monétaire Internationale, CEE qui deviendra Union Européenne, etc. Vinrent aussi les mots magiques : droits de l’homme, gouvernance, démocratie. Nos élites ont sauté dessus. Résultat : nous sommes sans cesse convoqués pour voter, on élit des cyniques qui nous font regretter les années dites de plomb. La preuve : nous nous jetons par milliers dans la Méditerranée pour fuir la médiocrité de nos dirigeants. On ne fuit pas la misère, notre compagnon fidèle depuis 1000 ans. Nous fuyons le visage hideux d’élites incapables ne serait-ce que de nous raconter une histoire qui fasse sens. Vous le sauriez si vous preniez la panne de débriefer les gens qui enfreignent vos lois en rentrant dans votre territoire illégalement (chut…je baisse la voix pour que les gars de l’Aquarius ne m’entendent pas).
Quant à vous chers Français, Bienvenue donc dans un monde « normal ». Je suis désolé que vous nous imitiez, j’aurais aimé continuer à vous admirer et dire à mes amis du sud avec les yeux qui brillent : « inspirez-vous du modèle français, la meilleure démocratie au monde ! » Tout n’est pas perdu cependant. Je suggère de regarder du côté de la pépinière des élites et essayer de comprendre qu’est-ce qui ne tourne plus rond, qu’est-ce qui permet à des têtes bien faites de se déconnecter autant de la réalité…
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