Le weekend dernier, on nous a annoncé la chute du dernier bastion de l’EI à l’est de la Syrie. La tentation est grande de crier Mission Accomplie mais est-ce bien raisonnable ?
L’Etat Islamique a perdu ses actifs matériels : ses Toyota, ses arsenaux et ses sources de revenus liées à la contrebande et au racket. Mais, il a réussi à se reproduire et c’est ce qui importe. Des milliers de combattants aguerris rentrent chez eux en ce moment même, ils ont le sang des innocents sur les mains et des idées fixes plein la tête. Ils sont les métastases d’un mal qui se niche partout où existent des communautés musulmanes laissées pour compte sur le plan politique et administratif. Et la liste des pays et territoires éligibles est immense : Mali, Niger, Nigeria, ouest Tunisien, Libye, Sinaï, Yémen, Philippines…On a trouvé trace de l’EI au nord du Mozambique, loin, très loin du Moyen Orient !
Le tissu social en Irak et Syrie, le terrain de jeu originel de l’EI, est dévasté. Les tribus (c’est-à-dire la seule société civile qui existe dans cette partie du monde) ont perdu leur légitimité. Les chefs tribaux ont eu le choix entre la mort, la soumission et l’exil. Ils n’ont été d’aucune utilité aux populations qu’ils devaient protéger. Les plus charismatiques et courageux d’entre eux ont été tués, les autres se sont retrouvés en Jordanie ou en Turquie et ceux qui sont restés ont dû marier leurs filles aux terroristes pour « acheter » leur sécurité. Maintenant que l’EI est battu, il n’y a aucune chance de laver l’humiliation. Pour cela, il aurait fallu que la libération des territoires jadis aux mains des terroristes soit le fait de chefs de clans et de tribus, or nous savons tous que l’essentiel de l’effort de reconquête a été porté par les Kurdes et les forces spéciales occidentales. Les tribus hors-jeu, il sera facile pour tout groupe extrémiste de relancer les hostilités dans un contexte où l’Etat est faible voire absent dans de larges pans du territoire (c’est vrai en Syrie comme en Irak).
En maniant l’extrême violence sans aucune espèce de repentir, l’EI a transmis un message sans équivoque à l’ensemble de l’humanité et surtout au monde occidental : « ne touchez pas à l’Islam autrement vous allez le payer très cher ». Et force est de constater que plusieurs médias occidentaux refusent tout simplement de parler de l’Islam et des musulmans si ce n’est pour répéter des discours inopérants comme « religion de paix et d’amour ». Le courage étant une vertu rare par essence, il est de plus en plus difficile d’écouter des discours qui appellent un chat un chat lorsqu’il s’agit d’Islam. La chute du dernier bastion de l’EI n’y changera rien : l’autocensure est bien ancrée dans des esprits où se mélangent la peur des représailles et l’empire de la bien-pensance.
Enfin, et c’est peut-être plus grave, l’EI a banalisé la violence chez des milliers de musulmans. Il a su manier un des rares langages universels compris de tous au même titre que le sexe, l’argent ou le football. Les mutilations et les décapitations parlent au plus profond de l’âme humaine et atteignent des territoires mentaux insoupçonnés. Si la plupart des gens ressentent de la pitié pour les victimes, d’autres (combien sont-ils ?) sont d’abord éblouis puis fascinés et enfin désinhibés par le spectacle de la domination brutale du corps d’autrui. On assiste alors à des radicalisations express, effectuées en un clin d’œil, et qui ne sont rien d’autre que la réponse à un appel subliminal reçu 5/5. Et parmi les nouveaux convertis, il existe une « avant-garde » qui se met en mouvement pour de bon. Combien de jeunes femmes ont décidé de porter le voile depuis 2015/2016, les années les plus cataclysmiques de l’EI ? Combien de nouveaux militants ont rejoint les rangs des partis islamistes qu’ils soient légalisés ou clandestins ? Si ces chiffres étaient connus et rendus publics, ils nous donneraient un haut le cœur et constitueraient une mesure fiable de l’empreinte réelle de l’EI.
Pour toutes ces raisons, il est essentiel de garder les yeux grands ouverts et se rappeler que la guerre continue : elle est totale car elle se déroule autant dans les esprits (propagande) que dans les territoires. Et si l’Occident est le meilleur pour contrôler les territoires avec ses drones et ses satellites, il s’est montré moins efficace pour tenir les esprits car l’imaginaire et les valeurs sont du ressort des intellectuels. Et force est de constater une pénurie d’intellectuels de combat bien déterminés à mener la guerre contre le terrorisme islamique. La preuve en est que nous ne sommes mêmes pas en mesure de désigner l’ennemi : est-ce l’EI ? Al Qaeda ? le salafisme ? le wahabisme ? l’islamisme ou bien le jihadisme ? Or, nommer et ranger par catégorie est le travail de l’intellectuel voire du politique, assurément pas du soldat.
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