Vivre dans une grande ville brésilienne, c’est participer à un remake permanent d’Orange Mécanique, les crimes se succédant d’une manière irraisonnée et les délinquants récidivant pour le simple plaisir de vous dégoûter de la nature humaine. Le scénario est en train de changer à Rio de Janeiro où se joue une version tropicale de la série Breaking Bad. Dans le rôle principal, on trouve des flics ripoux qui, en toute discrétion, ont lancé une OPA sur les habitants des quartiers populaires.
Tout a commencé il y a vingt ans à Rio das Pedras, une sorte de favela en dur entourée de marécages et d’herbes hautes, située dans l’immense banlieue ouest de Rio de Janeiro. Un petit groupe de policiers en a expulsé les trafiquants de drogue avant de commencer à prélever une « taxe pour la sécurité » auprès des commerçants et des mototaxis. Ces précurseurs, mi-justiciers mi-mafieux, venaient de créer la milicia, une nébuleuse qui contrôle désormais un gros tiers de la ville de Rio de Janeiro soit 2,2 millions d’habitants. Distribution d’eau potable, de gaz butane, de bière, de forfaits internet, de permis de construire, trafic de drogue : la milice est une entreprise multicarte aux mains de policiers, d’ex-policiers, de pompiers et d’agents pénitenciers. Ses métastases se retrouvent même aux abords des plages idylliques de Cabo Frio et de Angra dos Reis, à des dizaines de km des favelas de Rio de Janeiro. Là-bas, ils s’impliquent dans la pêche illégale et la spoliation foncière du domaine littoral.
On ne sait pas grand-chose de la milicia. Des noms sont évoqués comme l’Escritorio do Crime (le bureau du crime), son bras armé spécialisé dans les exécutions sommaires et les enlèvements d’opposants. On sait aussi que la police recherche activement un certain Ecko, chef de la faction dite Liga da Justiça. Mais il est difficile d’en dresser un organigramme précis avec les chefs, les spécialités de chacun et les territoires concernés.
On a même du mal à qualifier le phénomène en soi. Certains parlent de paramilitaires même si aucun lien n’a été établi entre l’armée brésilienne et la milice. Bien plus, les militaires méprisent ces flics ripoux qui agissent pour leur propre compte et dont la seule ambition est de faire de l’argent. Si en Colombie le phénomène paramilitaire a été téléguidé par l’armée et stimulé par les grandes fortunes terriennes, à Rio de Janeiro il revêt les traits d’un mouvement civil, urbain et presque « entrepreneurial ».
Lorsqu’on évoque la criminalité au Brésil, l’on pense automatiquement au film Cidade de Deus et à ces bandits carnavalesques au sang chaud et au regard halluciné, rendus fous par la consommation excessive de stupéfiants. La milicia est tout le contraire. Elle a le sang-froid et déteste la publicité. Dans les zones qu’elle contrôle, il n’y a pas de graffiti à son effigie, pas de barrage filtrant, pas de fusillade sauvage ni de balle perdue. Les miliciens abhorrent les délinquants en bermuda qui descendent en bande sur la plage pour razzier les estivants. Trop de vulgarité, trop de bavures pour un résultat minable : des iphones et des bijoux arrachés aux passants.
Dans les zones de la milicia, l’Etat continue à exister mais il perd le monopole de la violence légitime. Les attributs de la puissance publique (commissariats, uniformes, etc.) revêtent une fonction ornementale car le vrai pouvoir est ailleurs. J’ai visité Rio das Pedras à plusieurs reprises sur une période de dix ans, toujours la nuit. Je n’ai rien vu d’anormal : les bars sont ouverts, les policiers sont visibles, les jeunes fréquentent les bals populaires en toute quiétude. Si on ne vous le dit pas, vous ne saurez jamais que tous les commerçants payent un impôt mensuel à la milice et que personne ne pense appeler la police pour régler un contentieux. Un autre code pénal et une autre justice opèrent d’une manière naturelle, presque spontanée.
La tyrannie de la milice semble aller de soi tant elle a l’air légitime aux yeux de la population. En effet, la milicia a une double-nature : politique et criminelle. Le côté politique se manifeste en premier, c’est un préalable aux activités mafieuses. Il est question d’obtenir la soumission des populations avant de lancer le business. Autrement, les risques de perdre l’investissement suite à un raid de la police ou d’un autre gang sont trop élevés. La première précaution est de s’assurer de la collaboration de tous les habitants, d’en faire non seulement des clients mais aussi les yeux et les oreilles des paramilitaires : des lanceurs d’alerte loyaux envers leurs maîtres et hermétiques devant les tentatives d’infiltration ou de séduction venues de l’extérieur.
La milice est invisible parce qu’elle n’a pas besoin d’être visible. Si la première phase (la soumission des civils) est bien exécutée, elle n’a pas besoin d’exhiber ses mitraillettes ou de tirer des rafales de sommation. Tout va de soi : les gens se surveillent, ils ne parlent pas aux inconnus et payent les différentes « taxes » rubis sur ongle. Coincée au milieu d’une population qui lui tourne le dos, la police locale baisse les bras et participe, dans certains cas, aux activités de la milice.
Le contrôle de la population n’est pas naturel car personne n’a envie de payer pour avoir le droit de stationner sa voiture devant son domicile. Mais, obéir s’apprend et l’apprentissage se fait en un clin d’œil car la milice a compris la condition humaine et notre besoin élémentaire de protection. Le deal est simple et il est transmis par un langage universel, compris de tous les peuples, qui est l’intimidation : « soit vous payez, soit vous allez vous faire casser la gueule devant votre femme et vos enfants ». En général, les gens payent et une minorité plie bagages.
La milicia n’innove pas. Elle ne fait que reprendre les méthodologies utilisées par tout insurgé qui se respecte. En Irak entre 2003 et 2010, Al Qaeda a fait pareil pour s’assurer de la complicité des sunnites de la région de Falloujah et de Ramadi. On soumet d’abord les populations, plus ou moins laissées à elles-mêmes par une administration défaillante, avant d’utiliser leurs lieux de vie comme base-arrière. C’est vieux comme le monde, il n’y a que l’Etat brésilien qui ne le comprend pas.
En réalité et pour ne pas commettre d’injustice, il faudrait préciser tout de suite que les yeux et les oreilles des autorités brésiliennes sont bandées par des milieux universitaires et médiatiques qui refusent toute affirmation de l’autorité de l’Etat. Dès qu’on inaugure un commissariat dans une favela, des voix (bardées de diplômes) s’élèvent pour dénoncer l’autorité « capitaliste », « raciste » et « esclavagiste » qui cherche à opprimer les jeunes.
Il y a donc un boulevard ouvert devant la milicia à Rio de Janeiro. Chaque jour qui passe, elle accumule du pouvoir et de l’argent, autant d’éléments qui ne laissent pas indifférents les milieux économiques et politiques. Obligés de laver leur argent, les miliciens utilisent très certainement les mêmes circuits et intermédiaires que les politiciens et entrepreneurs véreux, il faudrait être extrêmement naïfs pour croire qu’ils ne se parlent pas.
Si la milice parvient à s’implanter dans les faubourgs populeux du nord de Rio de Janeiro, elle aura supplanté ses ennemis héréditaires dont le fameux gang Comando Vermelho. C’est l’affaire des cinq prochaines années. Viendra alors le temps du face-à-face entre une milicia plus riche que jamais et un Etat largement pénétré et affaibli, la tentation sera grande de voir dans les paramilitaires un moindre mal. Leurs techniques de contrôle politique, invisibles et relativement « douces », peuvent paraître compatibles avec les classes moyennes qui n’aspirent qu’à une seule chose : la tranquillité. Enfermées dans leurs lotissements privés et habituées à payer des impôts élevés, les classes moyennes pourraient débourser un peu plus pour avoir l’assurance que leurs enfants ne seront pas dépouillés en rentrant de l’école.
Drôle de dénouement pour une ville qui a les yeux rivés sur Miami, le modèle absolu de la ville tropicale où farniente, sécurité et prospérité se sont donnés rendez-vous. Décidemment, le Brésil n’est pas tout à fait Américain, il se débat encore avec un tropisme méditerranéen qui l’enchaîne aux us et coutumes de la Sicile et la Calabre. Dans l’ascension tellurique de la milicia, il est possible de lire une résurgence de la mafia, la mafia véritable celle qui au début du XXe siècle a colonisé les esprits au sud de l’Italie. Alors Palerme, Naples ou Catane ou plutôt Miami ou Fort Lauderdale ? Pour le moment, ce sont les Méditerranéens qui l’emportent.
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