Le soleil a beau se lever, les oiseaux ont beau gazouiller, la journée, la vraie, commence lorsque je prends mon café, bien serré. Ce moment décisif a lieu entre 8h et 9h du matin, toujours au même endroit et entourés des mêmes amis. Vinicius, Manoel et Wilson et moi, franco-marocain installé au Brésil depuis sept ans, formons le noyau dur des clients du Café Palermo, un petit bijou situé à quelques encablures du centre-ville de São Paulo. Nous prenons notre relation tellement au sérieux que nous avons formé le premier syndicat de clients du quartier ou peut-être même de la ville, qui sait ?
Palermo est un petit établissement qui compte une demi-douzaine de tables, réunies en demi-cercle autour d’un comptoir en verre. La décoration oscille entre le sicilien et le tropical et fait alterner, jusqu’à l’épuisement, le rouge « volcan » et le vert « brésil ». L’ensemble est sauvé de la débâcle, de justesse, par la végétation qui fait écran avec la rue.
Mes amis ont plus de soixante-dix ans, j’en ai quarante, ils sont Brésiliens, je ne le suis pas mais nous avons le même amour pour le café, les journaux et la politique. Jadis et ce jadis n’est pas très lointain, nos conversations tournaient invariablement autour des femmes. Nous en parlions beaucoup même mais nous ne faisions qu’effleurer le sujet à force de nous enthousiasmer pour la surface et rien que la surface. Nous restions attablés, le temps qu’il fallait, à admirer les passantes. Moi, caché derrière mon ordinateur, et mes amis, dissimulés derrière des lunettes de soleil. Tout a changé depuis mon mariage, devoir de réserve oblige.
Notre président, le chef du syndicat, se nomme Vinicius. Il a 72 ans mais tout le monde lui donne la cinquantaine, sans hésiter. Ancien champion de natation, Vinicius a le physique d’une vedette de télénovela : le teint halé et les épaules larges. Le vice-président est Manoel, un magistrat à la retraite, toujours vêtu à quatre épingles, chaussures en peau de crocodile, gourmette en or, la crinière teintée en roux. Le secrétaire-général est Wilson, un administrateur de société qui passe sa vie au téléphone à donner des ordres à je ne-sais-qui. Ma femme m’assure qu’il lave de l’argent pour le compte de personnes louches. Officiellement, Wilson est dans l’industrie du jus d’orange. Je ne serais pas surpris si la Police Fédérale le cueille un jour, au saut du lit ou même à table en notre compagnie.
Quant à moi, eh bien mon rôle dans le syndicat est celui de goûteur professionnel chargé de sélectionner le grain le plus digne de notre corporation. Mes camarades et moi prenons cette mission très au sérieux, nous voyons loin voire très loin : une déclaration d’utilité publique pour services rendus à l’agriculture brésilienne et au bon goût. Un peu de beauté dans un monde qui a perdu le sens du Beau et du Vrai.
Les femmes ont joué un rôle crucial dans la formation de notre syndicat puisque l’intérêt que nous leur portions (j’insiste sur l’imparfait) nous a rapproché en dépit de nos différences.
Chaque matin, c’est le même défilé, aussi prévisible que notre routine quotidienne. Avec l’assentiment unanime du syndicat, j’ai attribué des noms d’emprunt à ces vedettes sans gloire qui font partie de nos vies. La plus matinale est Daisy, une brune à la peau claire. Elle s’arrête invariablement à 8h tapantes pour prendre son jus « detox ». Elle porte toujours des vêtements de sport aux couleurs fluorescentes : rose, orange ou fuchsia. Comment quitter du regard ses leggins et tops minimalistes… et ses longs cheveux noirs et brillants ? Moi, je lui donne 25 ans, Manoel me contredit et lui attribue dix ans de plus, je m’incline volontiers devant le professionnel de l’identification judiciaire.
A partir de 08h15, nous attendons le passage imminent d’Alessandra, l’étoile filante aux cheveux dorés. Alessandra ou « Alé » pour les intimes (et au Brésil on est vite intime de tout le monde ou l’on croit l’être) a les yeux bleus et la peau extrêmement blanche. C’est une hipster, une de plus, qui se déplace à vélo pour sauver la planète. Elle s’est fait tatouer une sorte de reptile menaçant qui s’étend du thorax jusqu’à la cuisse. Cette seconde peau verdâtre ne sied pas à autant d’innocence et nous rappelle que nous sommes au royaume du diable. Pauvres mortels soumis au malin et à ses tentations.
Un peu plus tard, Gabriela descend la rue flanquée de deux spitzs nains, constamment en état d’ébullition. Gabriela est ma préférée. Noire yoruba, cheveux courts bouclés, elle a le charme distant et intemporel d’une Rama Yade. Une beauté qui pose des limites d’entrée de jeu, élégante et sereine. Quelle est son histoire ? Que fait-elle dans la vie ? Manoel croit l’avoir déjà croisée au tribunal de commerce, Wilson dans la salle d’attente d’un dermatologue réputé, moi en rêve…
Daisy, Alé et Gabriela font partie du passé. Je vous l’ai dit, je suis un homme marié maintenant.
Je vous ai caché quelque chose d’important : Vinicius, le président, est homosexuel, il vient de me l’annoncer, quel choc! Je n’ai rien soupçonné en quatre ans de fréquentation quasi quotidienne et plus de mille cafés pris ensemble. C’est à croire que nous n’avons jamais parlé de choses sérieuses et utiles.
Le mois dernier, il m’a présenté à Eduardo, un jeune homme qui venait de descendre d’une grosse cylindrée Yamaha. Eduardo étudie la médecine vétérinaire, il veut devenir odontologue pour animaux sauvages. Sa passion : soigner les jaguars qui se font renverser en tentant de traverser les autoroutes de la région.
Depuis le coming out du président, nos trois muses sont orphelines, elles ne peuplent plus nos conversations. Nous en tiennent-elles rigueur ? Impossible de le savoir.
Grâce à Vinicius, j’ai ouvert les yeux sur une nouvelle dimension de l’amour, celui qui peut exister entre deux hommes ou deux femmes. Le vrai amour, pas le sexe. Sous mes yeux, Vinicius et Eduardo sont unis par un lien tendre et solidaire. Un amour noble qui n’a pas besoin de caresses ni de baisers en public. Les choses vraies n’ont pas besoin de sauter aux yeux, elles existent tout simplement.
Si Vinicius vit l’amour, Manoel lui s’engouffre dans la luxure ou plutôt dans la recherche de la luxure. Veuf et sans enfants, il s’est découvert une passion pour les jeunes filles qui travaillent dans les magasins de fringue des alentours. Une passion ou plutôt une maladie compulsive. Manoel est capable de vous planter au beau milieu d’une conversation pour courir après un joli minois qui vient de descendre du bus. Plus elles sont jeunes (j’ose croire qu’elles ont plus de 18 ans) et sans le sou, plus elles ont de chance de l’intéresser.
Aux dernières nouvelles, Manoel est enfermé chez lui de peur de se faire casser la gueule par un mari jaloux. Le calvaire dure depuis une semaine. Le mari cocu passe ses journées devant l’immeuble de notre ami, adossé à sa voiture tout en jouant à Candy Crush. Wilson, le casque bleu de l’équipe, a entamé les négociations avec le jeune homme. Il paraît que l’affaire peut se régler par le versement de mille dollars cash et la livraison de denrées alimentaires à une ONG caritative. Encore un miracle réalisé par la société civile…
La vie continue. Nous parlons politique à défaut de parler de femmes. Nous nous passons le journal de mains en mains. Tous les journaux sont de gauche à São Paulo, absolument tous. Nous nous infligeons cette lecture quotidienne pour nous moquer des états d’âmes des journalistes qui ont décrété en chœur que le Brésil était devenu une dictature fasciste, machiste, raciste et homophobe. Vinicius, avec son physique de Gary Grant, lit l’édito à voix haute et fronce les sourcils à chaque fois que son héros, Bolsonaro, est mis en cause. Autant dire qu’il s’arrête à chaque paragraphe pour maudire la mère du rédacteur en chef.
Lorsque mon père m’avait rendu visite en 2013, il avait noté tous les serveurs étaient de couleur alors que les clients avaient la peau claire. Pour qui vit ici, ce genre de choses est imperceptible. On s’habitue à payer un euro le café et trois euros le jus d’orange alors que le garçon qui vous sert émarge à 250 euros. Vivre dans un pays émergent nécessite de se blinder, de s’emmurer derrière le déni car autrement on ne sort plus de chez soi de peur de participer d’une économie qui ne tourne pas rond. Nous sommes désensibilisés pour notre propre bien : comment maintenir la paix civile si le garçon se rend compte que la retraite versée à Manoel frise les 6000 euros net ? Je ne sais plus si le mot juste est désensibilisé ou bien abruti.
Manoel, Vinicius, Wilson et moi sommes tellement blindés que nous ne remarquons même plus que nous n’avons plus d’amis « progressistes ». Nous avons coupé les ponts avec tous ceux qui ne pensent pas comme nous. Eux aussi, je dois dire. Gilberto, le syndic de mon immeuble, un jeune avocat de gauche tendance écolo, ne m’adresse plus la parole depuis le jour où j’ai signalé à la mairie la disparition de l’arbre qui embellissait l’entrée de l’immeuble. Arrivé sur les lieux, les services municipaux ont constaté que l’arbre, un spécimen d’Ypê de deux mètres de haut, a été arraché en pleine nuit par le concierge. Ordre du syndic Gilberto qui, sur les réseaux sociaux, est un fervent défenseur de l’Amazonie et de la biodiversité.
Il est déjà 09h, je dois y aller, il faut travailler. Je quitte Palermo avec une pensée pour Manoel, otage de son désir ; pour Vinicius, l’athlète olympique qui nage en plein bonheur conjugal et Wilson, le roi du jus d’orange. Je passe en caisse et fais semblant de ne pas apercevoir Gilberto, le syndic, qui prend son café et m’ignore superbement. Bientôt, je serai devant mon ordinateur et penserai déjà à demain et au rituel qui m’attend. Je suis certain que Gilberto ressent la même chose. Chacun dans sa bulle, chacun avec les siens.
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