J’ai passé l’essentiel de ma vie à rêver. J’ai perdu vingt ans comme cela. Quelle perte délicieuse ! Encore à ce jour, je suis capable de peupler ma tête de voix, de paysages et de saveurs provenant d’une contrée imaginaire que personne, à part moi, saurait situer sur une carte. Laissez-moi seul et je me construirai une ville nouvelle, sortie de nulle part sur les berges du Guadalquevir ou du Nil. Pour le simple plaisir de me promener.
Comme tout le monde, j’ai travaillé, j’ai payé des impôts, j’ai aimé et été aimé, quitté et ai été quitté. Mais, j’ai surtout rêvé, tout seul, enfermé en moi-même, heureux.
Tous mes voyages au Maroc ont eu pour but secret de marcher sur mes pas. Revivre les moments magiques de mon enfance. Ces belles années 1990 où j’avais une mission toute simple : étudier. Quel bonheur ! J’aimais les livres et répugnais à l’idée de fréquenter la cour de récréation. Tout le temps restant était à moi tout seul et j’y étais libre ! Il ne m’a plus jamais été donné d’expérimenter une telle liberté depuis. On prenait les décisions pour moi et je me laissais conduire par mes parents et mes professeurs, garçon doux et docile. Appelez-moi passif si ça vous chante, je revendiquerai n’importe quel adjectif pour une poignée de secondes de ce temps-là.
Ah comme j’ai rêvé entre mes dix et dix-huit ans ! Sur mon transistor, j’écoutais Radio France Internationale (RFI) et je voyais le Tour de France se dessiner sous mes yeux en plein cagnard du mois de juillet. Grâce à RFI, j’ai connu la France d’une manière intime et sentimentale sans jamais y avoir mis les pieds, et lorsque j’en ai enfin foulé le sol à mes vingt ans, je ne faisais qu’approfondir une un premier amour commencé en culottes courtes (la réciproque n’est pas vraie pour mes amis français qui du Maroc n’ont qu’une vision superficielle et paresseuse).
Je rêvais le corps des femmes en lisant les romans érotiques, jaunis et flétris, que mon père cachait au fond de sa bibliothèque. Panique à Bamako, La filière bulgare, SAS à Istanbul, que de références littéraires au papier moisi qui ont attisé ma soif de découvrir le monde et d’avoir une femme dans chaque port.
J’ai longtemps rêvé de retrouver Fatou, ma copine du primaire, la fille de l’Ambassadeur. Lequel ? On n’a jamais voulu répondre à cette question toute simple. On me disait l’Ambassadeur, ce mot devant remplir ma petite tête de solennité au point de l’obliger à se pencher en guise de déférence. Avec le temps, je crois qu’il s’agissait de la fille de l’Ambassadeur de Côte d’Ivoire ou du Bénin peut-être. A l’époque, comme en toutes choses, je me suis laissé faire et j’ai accepté Fatou telle qu’elle était avec son mystère et ses jolies couettes tordues. Cela me suffisait.
Je déteste les enfants qui naissent en sachant tout sur tout et qui, convaincu de leur primauté sur le monde entier, coupent la parole aux adultes, pour un oui ou pour un non.
On m’a empêché de jouer avec Fatou car elle est noire. Dès que je l’ai pu, j’ai cherché une remplaçante à Fatou, de toutes mes forces, en vain. En France, pas moyen, j’ai dû m’y prendre mal. J’ai eu plus de succès en Colombie pendant la Coupe du Monde 2014. A mes trente ans passés et dans la belle ville de Cali, j’ai enfin retrouvé ma Fatou ! Elle était réincarnée en femme fatale portant le prénom de Laura. Femme fatale ou plutôt femme interdite devrais-je dire car Laura était mariée et son mari était en prison cette année-là. Il venait d’être extradé d’une prison madrilène où il a réussi la prouesse de tuer un détenu marocain pour une histoire de tackle dans un match de football amical. En attendant la libération du jeune espoir du football sud-américain, il nous a été permis, à Laura et moi, de vibrer ensemble le temps d’une coupe du monde. Nous supportions la Colombie bien entendu mais aussi la Côte d’Ivoire. Le jour venu, je passerai en confession et vous raconterai l’objet et les circonstances des péchés commis cet été-là au nom de la nostalgie (et du panafricanisme).
Je viens de faire un voyage de plus au Maroc, un autre prétexte pour rêver. Habiter un univers intime dont je suis le seul à détenir les clefs. Et j’en ai dégusté chaque seconde, comme je sais si bien le faire, car je crois que c’est bien la dernière fois que je vais rêver ainsi. Une petite voix me dit que le temps du rêve touche à sa fin et que le carnet des voyages se refermera bientôt sur un goût d’inachevé. J’ignore s’il faut se réjouir ou bien se lamenter. Serait-ce la délivrance d’une vie circulaire où je revenais constamment sur mes pas ou bien la perte d’un Eden où tous mes caprices étaient consentis ? Ce trouble me pousse à faire ses confessions publiques qui quoique que partielles n’en demeurent pas moins sincères. La chute dans le royaume des mortels qui vivent ici et maintenant est la raison réelle pour laquelle j’écris ce texte dont les mots, comme leur auteur, courent après les événements. Ils courent après une porte qui menace de se refermer.
Au Maroc, je vis deux journées simultanées : l’officielle et la mémorielle. Les journées font 48 heures, le temps se dédouble et la mer s’ouvre.
Lorsque j’achète une baguette à la Boulangerie du Souissi à Rabat, je marche sous les auspices de mon père et de mon oncle qui ont connu et fréquenté cet endroit du temps des Français (ah l’horrible époque coloniale !). L’établissement luxueux d’aujourd’hui n’était alors qu’une modeste épicerie où l’on faisait une halte en bicyclette sur la route du centre-ville. Le fils du fondateur et héritier de l’affaire m’encaisse et me jette un regard poli et triste comme pour me dire : « je sais et tu sais ». On s’en tient toujours à cela lui et moi. A quoi bon remuer des souvenirs que nous n’avons pas eu le privilège de vivre ?
Quand je marche pour remonter l’avenue Mohammed VI, je parcours aussi la route des Zaërs que mon père a empruntée tant de fois à vélo dans les années 1950, à l’ombre des pins. Les arbres survivent encore, certains dépassent les quarante mètres de haut, leur silhouette en parasol offrant un repère visuel aux nombreuses âmes perdues dans la ville. Les habitants d’antan étaient fiers d’avoir une adresse au quartier de La Pinède. Qui s’en souvient encore de nos jours ? La génération actuelle a contracté, je-ne-sais-où ni comment, une passion maladive pour les palmiers du Mexique dont la monoculture est une des nombreuses signatures de l’époque. Et, il n’y a que moi, pour croire que quelqu’un lève encore le regard au ciel pour chercher des yeux les cimes sous forme de soucoupe qui évoquent la Méditerranée. Désormais, ils ont tous la tête baissée sur leur téléphone.
Je prends mon café à La belle Vue, un établissement qui marche sur un fil entre le miteux et le sublime. Les clients sont tels des meubles doués de parole. Chaque matin au réveil, ils sont là, prêts, habillés, mal-rasés, le garçon n’a qu’à enlever le drap blanc qui les protègent des fantômes de la nuit pour qu’ils s’animent, allument une cigarette et regardent le journal de France 24, l’œil vide.
A sept heures du matin, le clochard qui vient de sortir de garde à vue. A neuf heures, l’agent de la circulation qui fait sa pause incognito, il s’assoie face à la porte dans un coin où il peut voir sans être vu, il baisse le volume de son walkie-talkie au minimum et le maintient collé à son oreille le temps de prendre un café au lait. Et à toute heure, des fonctionnaires en déshérence qui gardent le contact avec l’administration par smartphone, des étudiants déshérités qui avalent le mille-feuilles à 4 DH entre deux gorgées de soda. Et puis il y a moi qui ne troquerai pour rien au monde le café serré de La Belle Vue, le meilleur de la ville (7 DH).
A plus d’une reprise, j’ai entendu ma mère me prévenir : « ce n’est pas un endroit pour toi mon fils ! ». Mon père, de son vivant, rechignait à m’y emmener alors je m’y rendais en cachette, tout seul. En montant les marches en mosaïque rose et verte, je replonge spontanément dans ces années 1989-1990 lorsqu’il me payait un chocolat chaud en attendant son frère cadet, Hussein ? Toujours en retard, Hussein faisait son apparition en trombe : il poussait un cri de joie en nous voyant et jetait généreusement sur la table les journaux glanés au kiosque voisin. C’était sa manière de s’excuser, l’intention était bonne mais l’effet n’était jamais au rendez-vous car Hussein s’obstinait à acheter les journaux arabophones. Mon père fronçait les sourcils car il ne lisait pas l’Arabe et les quotidiens glissaient entre mes mains comme par enchantement. Plus d’une fois, mon père, contrarié, m’envoya chercher Le Monde qu’il parcourait rapidement tandis que mon oncle le tenait au courant des ragots du village. Moi, je n’avais qu’à lire les articles en Arabe et m’imbiber, à un jeune âge, de mots sérieux et creux comme Monde Arabe, Communauté Internationale et Développement. Je ne m’en suis jamais vraiment remis.
Ce dialogue de sourds avait lieu en terrasse, aujourd’hui elle a disparu, remplacée par une vilaine couverture en bois dans le but probable d’isoler les clients des molécules d’oxygène. Il paraît que c’est mieux pour conserver les meubles. La façade aussi a été emmurée comme s’il fallait cacher les clients de la vue des passants ou bien l’inverse. Ou peut-être qu’une force divine œuvre de là-haut pour conserver ce lieu de mémoire pour moi tout seul.
En quittant La belle Vue, je tombe sur le gardien de voitures aux dents rouillées. Il me fait la bise et je l’embrasse volontiers. Il travaille dur sous un soleil de plomb sans se plaindre. Il a le dos brûlant car il porte un gilet noir par-dessus le bleu de travail. Nous avons le même âge : 40 ans. Que faisait-il en 1989-90 lorsque je lisais les journaux au café ?
Je longe le Carrefour Market où trônait jadis le Supermarché Souissi, le premier ou le deuxième supermarché de Rabat par ordre d’ancienneté. Nous y faisions nos courses jusqu’au début des années 2000. Nous laissions la voiture à l’ombre d’énormes eucalyptus, plantés en arc de cercle pour épouser la courbe du carrefour. Ils ont été enlevés et remplacés par des palmiers du Mexique (encore un coup de la Génération Wikipedia). A vrai dire, un seul spécimen a survécu au massacre à la tronçonneuse comme si les bourreaux avaient voulu faire de ce rescapé un témoin éternel du châtiment qui a eu lieu en cette place. L’arbre résiste, triste et esseulé. Il ne dégage plus l’odeur argentée et citrique des eucalyptus de mon enfance. Avant, l’air au-dessus du parking était embaumé d’une senteur volatile qui vous rappelait que vous étiez au Maroc. C’est fini. Même l’arbre ne veut plus jouer. Lui aussi a mis les voiles quoique que ses racines demeurent au même endroit.
Je traverse la route au goudron impeccable pour récupérer ma voiture laissée au lavage à la station-service. Avantage des pays émergents : pour 50 DH on vous lave la voiture. En France, il faut tout faire soi-même accompagné de robots et d’automates, cela donne une société triste et un chômage de masse.
Elle n’est pas prête. Peu importe. Je pourrai revenir au café mais je décide de rester pour attendre debout, appuyé sur le mur dans un des rares coins épargnés par le soleil de midi. On m’offre de m’asseoir sur une chaise capitonnée, couverte de taches de graisse. Jaune à ses débuts, elle est devenue moutarde par la force des choses. J’accepte volontiers et m’assoie pour mieux observer le paysage humain. Une dizaine de bonhommes s’affairent dans la bonne humeur. Il y en a même un qui imite à merveille le bêlement de la chèvre, entre deux pleins d’essence. Pendant ce temps, piétons, motos et vélos « coupent la route » à travers la station-service pour éviter de s’arrêter au feu-rouge. Plusieurs noirs d’Afrique subsaharienne – tous habillés de manière impeccable, chemises repassées, couleurs soignées- forment un contraste saisissant avec les uniformes orange, plus ou moins propres, des employés de la station-service. Que font tous ces noirs ici ? Attendre le premier départ vers la frontière espagnole ? Commencer une nouvelle vie au Maroc ? Ils sont tous jeunes, beaux et athlétiques. Les femmes portent des tuniques aux couleurs vives, à mi-chemin entre la djellaba marocaine et le boubou qui colle au corps. Quelques-unes mendient d’une manière élégante comme si elles parvenaient à garder une noblesse de caractère dans la disgrâce. Elles ont le regard gêné, le sourire poli et les traits apaisés de celui qui sait qu’il est ici de passage. Pas de place pour la rage ou le ressentiment.
J’essaye de lire le journal du jour, en arabe. « Massacres en Syrie », « Bombardements au Yémen », « Crise en Algérie », « débâcle de l’équipe de foot nationale ». Une main invisible m’empêche de lire ces réjouissances : il y a mieux à faire, plus urgent. Oui, il est urgent d’observer. Je lève les yeux vers la foule qui se cristallise en une fraction de seconde près de l’arrêt de bus. Un homme, jeune et légèrement bedonnant, descend à grandes enjambées du bus et court en ma direction. Il porte un caleçon blanc, rien de plus, il a été dépouillé de ses vêtements dans ce même bus apparemment. Il passe devant moi à vive allure, au point de soulever mon journal par le souffle de la poursuite, je n’en lui en veux pas car il court vite et bien. Pieds nus. Il est poursuivi, loin derrière, par une jeune fille au regard méchant et aux cheveux roux. Deux bellâtres grassouillets l’accompagnent, jeans troués et baskets Nike. Leur souffle est couplé (des ravages de la chicha). La course poursuite s’arrête sous mes yeux, entre les voitures en manque de diesel et les vapeurs d’hydrocarbures. Passée la surprise initiale, les employés reprennent leurs activités. On passe le chiffon mouillé sur mon parebrise comme si de rien n’était.
Je reste interloqué. Qui a volé qui ? Ou qui a agressé qui ? Le bus est parti depuis longtemps.
Le trio rebrousse chemin en ressassant des insanités. La femme semble avoir de l’autorité sur les deux « boys ». Je crois capter, de là où je me trouve, qu’il est question de porter plainte. Ça tombe bien, le commissariat est à cent mètres.
Voilà, c’est fini, ma voiture est comme neuve. Je paye et m’installe derrière le volant mais impossible de démarrer. J’allume l’autoradio : depuis peu, j’apprécie le service public qui diffuse, sans discontinuer, les hits marocains des années 1970 (je me fais vieux, c’est sûr…). Je lève les yeux ensuite pour être saisi par le ciel azur. Ce bleu propre, franc et direct comme une insulte. Je ne l’ai jamais trouvé ailleurs, ni en Espagne, ni en Colombie, ni au Brésil. Croyez-moi : j’ai bien cherché car je voulais me débarrasser de cette malédiction du rêve qui me commande de revenir au Maroc une ou deux fois par an comme un drogué enchaîné à son vice.
Il a gagné. Le ciel a gagné. Je lui rends hommage en le fixant du regard, humblement et les yeux mouillés. Il est irremplaçable.
Des coups de klaxons à l’arrière, timides et presque gênés me rappellent que ma voiture bloque la file qui serpente autour de la « machine à laver » géante. Il est temps de partir pour de bon.
En marquant le stop, je crois apercevoir un enfant de huit ans, en short couleur kaki, chemise proprette. Il marche en donnant la main à sa maman qui porte une belle djellaba rose clair. Mirage ou réalité ? Je démarre immédiatement dès que la route se dégage avant qu’une pluie de klaxons ne s’abatte sur ma voiture à peine sortie du lavage. Je le regrette sur le coup. J’aurais peut-être dû rester sur place jusqu’à fixer la scène au fond de ma rétine. Vaine préoccupation ! Il m’a été donné de voir l’essentiel : que la relève est là. D’autres enfants vont rêver à ma place. Qu’ils fassent de beaux rêves et que tous leurs souhaits soient exaucés. Moi, je m’apprête à faire des rêves d’adulte maintenant.
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