Je viens de signer l’appel pour la défense des libertés individuelles rédigé par l’association Bayt Al Hikma. J’ai beaucoup hésité à le faire non parce que la liberté me fait peur mais parce que l’exigence de libertés irraisonnées peut faire exploser le Maroc et empirer la situation des droits de l’homme au lieu de l’améliorer. Ce que je prétends exposer dans cet article va décevoir une majorité de militants mais il n’est pas écrit seulement pour eux, il s’adresse à la société entière pour lui signifier que le rendez-vous avec les libertés est incontournable, il reste à savoir de quelles libertés il s’agit pour que cette rencontre avec le Destin ne soit pas un rendez-vous avec la mort.
Quel est l’état des lieux du Maroc aujourd’hui ? Il est nécessaire de comprendre les forces en présence avant de vouloir jouer avec le feu, le feu des libertés car la question de la réforme du code pénal est de la dynamite pure.
Au Maroc, trois forces se font face : l’Etat, la société et les islamistes. Nous autres modernistes comptons pour du beurre dans cette équation car nous n’avons ni troupe ni doctrine ni esprit guerrier.
L’Etat marocain est en crise. Ça ne se voit pas à l’œil nu depuis Paris mais qui sait observer se rend compte très vite que l’autorité recule et que la qualité des fonctionnaires est en chute libre. L’Etat marocain est autre chose que le Makhzen, il l’englobe bien sûr mais il couvre aussi l’immense édifice administratif construit sous Hassan II. Pendant longtemps, l’Etat marocain a été une véritable réussite marocaine, un actif au service du développement et de la sécurité. Cet Etat a empêché la société de succomber à ses penchants les plus vils : c’est lui qui a permis le passage en force de la Moudawana de 2004, c’est lui qui a maintenu les islamistes dans leurs « ghettos » universitaires et associatifs, c’est lui qui a mis en échec le plan morbide de l’extrême gauche qui voulait transformer le pays en une république socialiste (le synonyme de la tyrannie et de la misère). Grâce à l’Etat, le Maroc a de l’eau potable : les grands barrages de Hassan II ont été mis en œuvre par des fonctionnaires chevronnés, disciplinés et qui savaient livrer un projet en temps et en heure.
Cet édifice administratif est attaqué de toutes parts. Il serait long de décrire tous ses adversaires mais je me bornerai à n’en citer que deux : la corruption et l’impact catastrophique de l’école marocaine qui est devenue une fabrique de l’incompétence à grande échelle.
Face à l’Etat, la société évolue à grande vitesse. Tout s’accélère et ce qui était impensable il y a dix ans devient coutumier. On assiste ainsi à l’agression d’homosexuels par la foule (Beni Mellal), au viol et au massacre sur la voie publique d’une jeune femme sans que personne n’appelle la police (cas Hanane, Rabat), à l’invasion des places et des trottoirs par les marchands ambulants qui sont les nouveaux maîtres de la rue au Maroc, et la liste des dérives est tristement longue. Les faits divers racontent la même histoire : la société a perdu le respect pour l’Etat et elle hésite de moins en moins à remettre en cause son autorité. C’est une très mauvaise nouvelle pour les vrais amis des droits de l’homme car bled essiba n’est et ne sera jamais synonyme de démocratie.
La société est remplie de colère voire de haine. La colère est alimentée par le mensonge démocratique : les Marocains ont cru que l’alternance politique et les droits de l’homme allaient améliorer leurs conditions de vie. Ils viennent de se rendre compte qu’ils ont été bernés. La grande nouveauté est que la classe moyenne rejoint le rang des mécontents et des aigris. Elle croyait tirer son épingle du jeu grâce au progrès économique mais la hausse des prix de l’immobilier et des frais de scolarité lui confirme son déclassement.
Colère (du petit peuple) et peur du déclassement (des classes moyennes) sont les deux émotions qui bouillonnent en ce moment au Maroc. Ces deux émotions sont mauvaises conseillères.
Enfin, il y a les islamistes. Vous les connaissez bien, je peux donc être bref et aller à l’essentiel : ils profitent d’une erreur commise à la fin des années 1990 et qui a consisté à laisser le monopole de l’Islam politique à un seul parti politique. Depuis, ils surfent sur la vague fondamentaliste qui balaye le monde arabe. Ils n’ont rien à faire : ils se tiennent tranquilles et raflent la mise à chaque élection.
Entre ces trois pôles, nous subsistons nous autres modernistes et sécularistes. Nous devons la vie à l’Etat qui maintient les obscurantistes sous contrôle. N’ayez aucune illusion : le jour où l’Etat vacillera, les forces obscurantistes s’en prendront aux modernistes en premier. A ceux qui en doutent, je conseille de se pencher sur la décennie noire algérienne et ses 200 000 morts.
Le fait que nous soyons une minorité n’est pas un problème en soi car toutes les révolutions morales et intellectuelles sont à mettre sur le compte d’avant-gardes donc de minorités. Notre drame est que nous n’avons aucun esprit guerrier, que nous vivons souvent à l’étranger (moi le premier) et que nous avons les yeux fixés sur la France au lieu de regarder la société marocaine dans le fond des yeux.
Aucun Marocain ne va accepter le mariage homosexuel, l’adultère et l’avortement. Il peut s’adonner à ces pratiques de manière confidentielle mais jamais il n’acceptera de vivre sous un régime qui autorise de telles libertés. Or, nos amis français considèrent ces droits comme faisant partie intégrante des droits de l’homme. Ils viennent d’y rajouter la procréation médicalement assistée (PMA) pour les mères célibataires et les couples de lesbiennes. Ceux qui ont voté cette loi se sont même félicités de la « fin du patriarcat ». Cela veut dire que les droits de l’homme sont morts en tant que doctrine universelle. A partir de maintenant, il y aura des droits de l’homme pour la France et d’autres pour le Maroc.
L’argument des islamistes est prêt à l’emploi : « vous défendez les droits de l’homme mais en réalité vous voulez nous transformer en un pays où règne la débauche et la décadence morale ». Comment leur dire le contraire lorsque la ministre de la santé de la France déclare qu’une femme peut désormais devenir père ?
Est venu le temps de s’émanciper de la pensée française en matière de droits de l’homme. Il faut se retrousser les manches pour écrire une nouvelle doctrine des droits de l’homme qui puisse servir le Maroc et les pays qui lui ressemblent. Une doctrine qui ne soit pas une arme léthale contre le patriarcat. Une doctrine qui rende les gens plus heureux au lieu de faire exploser la société et déclencher la guerre civile des « décents » contre les « indécents ». Appelons-la Dignité Humaine car c’est de cela qu’il s’agit : défendre et instaurer la dignité humaine des hommes, des femmes, des enfants, des hétéros, des homos, des blancs, des noirs, des arabes, des berbères, des valides et des invalides.
Ce programme reste à écrire. Et il va déchainer les passions car la Dignité Humaine est une denrée rare, un bien précieux que tous les rétrogrades et réactionnaires veulent garder hors de portée du peuple.
Concrètement, cela veut dire qu’il ne faut pas libéraliser l’avortement. A l’exception du viol et des cas où la santé de la mère ou du fœtus est menacée, l’avortement doit demeurer interdit. Il s’agit tout de même d’arracher la vie du corps d’une femme et cela heurte plusieurs sensibilités dont la mienne. Je lis, ici et là, que le corps de la femme lui appartient, ce n’est que partiellement vrai. Personne n’est propriétaire de son corps à 100%, ni les hommes ni les femmes. Autrement, les gens pourraient décider de vendre un rein ou un œil au plus offrant puisque leur corps leur appartient ! Ils refuseraient de prendre les armes pour défendre leur pays en cas d’invasion puisque leur corps leur appartient, qu’est-ce que faire la guerre si ce n’est mettre son corps à disposition de son gouvernement le temps d’un conflit armé ? Je prends à escient ces exemples extrêmes pour montrer que la société a un mot à dire sur nos corps, les hommes et les femmes.
Cela dit, personne ne doit aller en prison à cause d’un avortement. La peine d’emprisonnement doit être remplacée par une simple amende. Il faudrait laisser carte blanche aux ONG pour qu’elles puissent payer les amendes pour les démunis et « financer » ainsi l’avortement. Ce n’est pas une solution noble ni élégante mais c’est le maximum que l’on puisse obtenir dans un pays musulman.
L’adultère aussi doit faire l’objet d’une amende et non d’une peine d’emprisonnement. Encore une fois, j’aurais aimé proposer mieux mais cela aurait été faire preuve de démagogie.
Enfin concernant les homosexuels, je confesse que je n’ai aucune solution tant l’Islam, un des fondements essentiels de notre droit, oppose un refus net à l’homosexualité. Je crains que les homosexuels marocains continuent à vivre « sous le radar ». Il n’y a que les démagos pour leur promettre des lendemains qui chantent.
Une mesure simple pourrait alléger le calvaire des homosexuels marocains et consisterait à convaincre l’Etat de ne plus appliquer le code pénal concernant la sexualité entre les personnes du même sexe. Les textes doivent rester les mêmes (personne n’a le capital politique pour les changer) mais l’application peut être annulée dans les faits grâce à une politique intelligente et discrète. Pas besoin de faire de la publicité, il suffit de diffuser les bonnes consignes au sein de l’administration. En effet, un policier obéit à des ordres : si ses supérieurs lui demandent de laisser tranquille les homosexuels, il le fera.
Ce ne sera pas la première fois que les autorités ferment les yeux sur un délit, elles qui ne font rien ou presque contre les pilleurs de sable qui défigurent nos plages. Je préfère les voir punir les ennemis de l’environnement plutôt que les gays et les lesbiennes !
L’Etat est le protecteur des minorités dans une société traversée par l’intolérance. Contre une foule haineuse décidée à lyncher au nom de la défense de la vertu, il n’y a que l’Etat qui puisse s’interposer. Pour cela, il doit être fort et respecté. D’où mon appel insistant à muscler l’administration et maintenir son prestige.
Enfin, il ne sert à rien d’accorder des droits et des libertés si l’intendance ne suit pas. Je propose donc la création de commissariats spécialisés dans la lutte contre la violence conjugale et les abus commis contre les enfants. Qu’ils soient placés sous le commandement de commissaires femmes douées d’empathie pour écouter le récit des victimes et se solidariser avec leur calvaire. Cette mesure simple et a priori indolore rendra un grand service aux plus faibles, elle aura plus d’impact qu’une réforme du code pénal qui jettera les uns contre les autres sans forcément améliorer la situation sur le terrain.
Voilà, je n’ai plus rien à ajouter si ce n’est renouveler ma mise en garde : on ne joue pas avec le code pénal impunément. Je dis aux militants des droits de l’homme que ma solidarité cessera le jour où ils exigeront l’assouplissement des peines infligées aux criminels de droit commun condamnés pour vol, viol, voies de fait et autres agressions. Jamais les droits de l’homme ne doivent devenir une excuse pour le voyou. Une société a besoin de punir. Il n’y a que les inconscients pour croire que la réinsertion suffit.
Je propose une troisième voie, très difficile mais qui a, je crois, le mérite d’être praticable. Entre l’alignement sur le « modèle français » et le statu quo, il y a de la place pour le réalisme et l’humanisme. Le réalisme commande de maintenir la paix civile en repoussant les limites du tolérable sans fracturer le corps social. L’humanisme incite à prendre soin de tous les Marocains quels que soient leur sexe, orientation sexuelle ou condition sociale. L’équilibre entre le réalisme et l’humanisme fera la grandeur de la nouvelle doctrine que j’appelle de mes vœux.
Imaginez le soft power du Maroc en Afrique et dans le monde arabe s’il arrive à édifier un mécanisme de défense des libertés individuelles qui rende les gens plus heureux et épanouis sans faire exploser les sociétés ! Le Maroc deviendrait alors un véritable « modèle » que l’on étudie et admire à l’étranger.
Vive la Dignité Humaine ! Vive le Maroc !
Le texte de l’appel est disponible ici pour les arabophones:
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