Hassan II a disparu il y a vingt ans. Il y a peu, le pays a eu l’occasion de marquer cet anniversaire et faire le point sur les réalisations du nouveau règne. A vrai dire, il est difficile de regarder dans le rétroviseur avec sérénité et rigueur car la vitre est embuée : les prêtres de la flagornerie veillent au grain d’un côté et les prophètes du « tout va mal » distribuent les certificats de « collabo » de l’autre.
Il est plus facile et certainement plus utile de revenir sur le bilan même de Hassan II. Vingt ans sont passés, le temps nécessaire pour une prise de perspective apaisée et objective, à bonne distance entre la critique qui aveugle et la nostalgie qui endort.
Le bilan impossible
A quoi pensait Hassan II en 1999, l’année de sa mort ? Quelles étaient ses aspirations et ses priorités ? Avait-il le sentiment du devoir bien accompli ou courait-il derrière le temps pour parachever son œuvre ? D’ailleurs, quel était son projet pour le Maroc, la vocation de son règne ?
Autant de questions sans réponse en l’absence d’un travail historiographique sérieux. La règle d’usage est de se taire et de laisser mourir doucement les témoins de l’époque. Prudence, sagesse ou paresse, moi j’y vois une occasion ratée pour comprendre le Maroc car revenir sur l’œuvre et l’état d’esprit de Hassan II permettrait de plonger en profondeur dans l’âme marocaine avec ses lumières et ses zones d’ombre.
A défaut de certitudes, permettez-moi de faire un peu de spéculation. En 1999, Hassan II venait de mettre en œuvre l’alternance démocratique avec A.Youssoufi comme chef du gouvernement. Il avait présidé à la libération de l’économie et son arrimage à la globalisation (accord de Marrakech en 1994, accord de libre-échange avec l’Europe en 1996). La question du Sahara était définitivement entrée dans une phase politico-administrative (préparation du référendum, développement urbain et économique) après une longue guerre qui a saigné les finances du pays (1976-1991).
Rien de cela n’aurait été possible sans l’existence d’un appareil administratif et de hauts fonctionnaires de qualité permettant à Hassan II d’exécuter sa vision sans à-coups et sans dépenser des ressources financières que le Maroc n’a jamais eues (pas de pétrole, pas de gaz). La « mère des batailles » a été l’édification d’un Etat suffisamment fort pour naviguer sur une mer agitée où abondent les périls externes (le rival algérien pour commencer) et les menaces internes comme l’opposition féroce d’une partie de la gauche et de l’armée. Le fil conducteur du règne de Hassan II a consisté à tisser les contours d’un Etat « majestueux » c’est-à-dire en surplomb de la société, un Etat qui impressionne le corps social, le maintenant à bonne distance quitte à lui faire peur.
Certains disent que Hassan II était le Roi-Soleil, ils font fausse route à mon avis. Hassan II fut le grand Roi qui a doté le Maroc d’un Etat-Soleil à partir de l’embryon administratif légué par le Protectorat en 1956. Il est possible d’affirmer, sans risquer de se tromper, que l’histoire des institutions marocaines au XX° siècle se résume au passage du relais entre Lyautey (1854-1934) et Hassan II (1929-1999). Les deux avaient le même but : doter le Maroc d’un appareil administratif et de serviteurs (hauts fonctionnaires) qui maîtrisent le territoire et contrôlent la population. Lyautey et Hassan II voulaient construire une armure institutionnelle, une sorte de squelette administratif qui permette d’agir sur le réel et sur la société. Au lieu d’éradiquer le makhzen, ils ont, chacun à sa manière, utilisé l’armature traditionnelle de l’Etat marocain pour bâtir un nouvel appareil de contrôle, de gestion voire d’oppression. Ce faisant, ils ont assuré une continuité entre le passé précolonial et la modernité : l’Etat marocain assume l’héritage du makhzen et va beaucoup plus loin pour former une entité indépendante (du palais) et dont la vocation est d’organiser la géographie et d’influencer les hommes et les femmes qui la peuplent.
Ce projet avait tout d’une gageure et d’un défi insurmontable. Les moyens financiers et humains étaient dérisoires au début des années 1960. Le pays devait compter sur les coopérants français pour faire tourner ses écoles, la radio-télévision et les infrastructures vitales. Pire, l’Histoire du Maroc a toujours été une quête impossible d’un Etat centralisé, fort et efficace. Toutes les dynasties ont écrit les pages d’une histoire cyclique qui se répète et revisite les mêmes endroits d’une génération à l’autre. Le cycle connaît une phase de construction sous la houlette d’un ou de plusieurs sultans forts (phase centripète) suivie invariablement d’une phase de désintégration rapide (phase centrifuge). Dans la première, on centralise tout à la capitale (Fez, Meknès, Marrakech) ; dans l’autre, on se laisse marcher dessus par les tribus et les périphéries. Gouverner le Maroc revenait à subir, sur la longue durée, un supplice de Sisyphe, chaque sultan devant lutter contre la pente naturelle d’un Etat qui se « liquéfie » au moindre soubresaut. Une disette, une mauvaise récolte, une crise de succession et c’est tout l’édifice qui se met à trembler. En quelques semaines, le chaos s’installe et le travail d’unification et de pacification fait, fruit de longues années de lutte, s’effondre sur lui-même.
L’Etat, une réussite hassanienne
Est-ce que Hassan II a réussi à vaincre la fatalité et briser la malédiction qui a toujours donné l’avantage aux forces centrifuges et aux égoïsmes locaux et régionaux ?
Oui, trois fois oui !
Si les Marocains boivent à leur soif aujourd’hui (du moins en ville), c’est grâce à l’administration marocaine des années 1970-80-90 qui a construit des barrages avec « trois fois rien » et selon des projets calculés au millimètre près pour maximiser le rendement sans exploser les budgets. Ce n’est pas donné à tous les pays. Sans ces ingénieurs du secteur public et ces fonctionnaires, la politique de Hassan II en matière d’eau potable et d’irrigation n’aurait jamais dépassé le stade du vœux pieux. Peu s’en rendent compte aujourd’hui mais le Maroc des années 1970-80 voire 90 est un pays sans le sou où les maigres ressources disponibles sont englouties au Sahara (merci à nos frères algériens…). Il a fallu dix longues années pour rassembler l’argent nécessaire (des prêts et des dons) pour lancer le chantier du barrage Al Wahda (1996) !
Bien entendu, les prouesses à mettre au crédit de l’Etat hassanien ne sauraient éclipser ses immenses défaillances. Nous les connaissons tous : corruption, manque de confiance dans le système judiciaire gangréné les « interventions ad hoc » et ruine de l’école publique.
Vingt ans plus tard, où en est l’Etat marocain ?
En quelques années, l’Etat s’est transformé. L’on est passé d’une Caravelle (un avion à hélice qui vole loin et consomme peu) à un Boeing 747 (un avion à réaction aux proportions gigantesques et qui engloutit des tonnes d’essence). Malheureusement, notre 747 vole avec au moins un moteur éteint : il n’a plus d’idéologie. Il n’y a plus de sens du service. Les grands commis de l’Etat partent à la retraite et les fonctionnaires forment un lobby parmi tant d’autres : un groupe de pression préoccupé par des intérêts corporatistes et étranger au Bien Commun.
Avant, l’Etat voulait se faire obéir coûte que coûte ; désormais, il ne sait plus s’il doit se faire obéir ou bien se faire aimer, il hésite entre administrer et laisser faire.
Mon village du Moyen Atlas, Bhalil, reflète à petite échelle la crise de l’Etat marocain. Le caïd est invisible, le conseil municipal est assoupi et les gendarmes sont lointains : les contentieux s’enveniment car l’autorité ne fait plus médiation, les gens en arrivent aux mains pour un oui ou pour un non et l’Etat attend que le sang coule pour se manifester. Jadis, une seule tournée du caïd ou du pacha permettait de pacifier les disputes du quotidien (limite des terrains, vol de bétail, partage de l’eau). De nos jours, les gens, abandonnés par l’Etat et leurs élus, se tournent vers des avocats (plus ou moins honnêtes) quand ils ne s’arment pas d’un coutelas ou d’un sabre. Derrière chaque fait divers, l’on retrouve le retrait de l’Etat qui n’anticipe plus, ne veut plus s’occuper de la population et s’enferme dans une attitude attentiste.
L’Etat a perdu le nord c’est-à-dire le sens de la mission. Il danse deux rythmes en même temps. Il laisse faire pour éviter l’embrasement de la société et fait semblant en même temps d’avoir le dernier mot.
Vue de près, la situation est encore plus inquiétante car l’Etat ressemble de plus en plus à Frankenstein, un grand corps malade où les tissus en bonne santé côtoient les membres gangrénés. D’un côté, la remarquable efficacité de la BCIJ et des Forces Auxiliaires, de l’autre, le naufrage de l’Education Nationale. D’un côté, la réactivité des sociétés de développement local, de l’autre, la dérive des Eaux et Forêts qui se taisent devant la mise à sac des écosystèmes marocains.
Tout indique que le Boeing 747, privé d’un moteur, transporte un équipage hétérogène et qui ne partage pas le même plan de vol.
Etat de Droit vs Etat fort
Que s’est-il passé durant les vingt dernières années ? Comment expliquer cette régression ?
L’on a essayé de construire un Etat de Droit avant d’avoir terminé de parfaire un Etat fort. Depuis 1999, le mot d’ordre est « respecter les droits de l’homme » et « respecter le citoyen ». L’on a juste oublié qu’il n’y a pas de citoyens face à l’Etat mais plutôt une société qui n’est pas née de la dernière pluie. Le Marocain n’est pas le Britannique ou le Japonais, il n’a jamais vu dans l’Etat son allié ou son protecteur. Il y a toujours perçu un oppresseur à craindre quand il est fort et à combattre quand il est faible. Le fond de la relation est plus conflictuel que consensuel, il se comprend par la soumission et son contraire la rébellion et non par la nécessaire collaboration. La société marocaine fait face à l’Etat, quand ce dernier la domine, le pays connaît la paix civile et l’ordre ; quand elle prend le dessus, le Maroc s’enfonce dans la « ssiba ». L’on passe de l’un à l’autre avec une extrême rapidité car les mentalités marocaines ont été façonnées par des siècles de méfiance vis-à-vis du caïd, du pacha et du mokadem. Citadins depuis une génération, nous sommes restés des paysans dans l’âme qui cachent leurs récoltes du regard inquisiteur du collecteur d’impôt et se « payent sur la bête » dès que le mokhazni a le dos tourner. La notion de bien public n’a pas encore imprimé sa marque chez tout le monde, elle est en concurrence avec un immense égoïsme et une pulsion rebelle qui ne demande qu’à s’exprimer.
De plus en plus, la société marocaine ensevelit l’Etat. Elle l’infiltre et l’englobe comme un anaconda étouffe sa victime avant de la digérer. L’administration est encerclée de toutes parts par des flots d’incivilités et d’infractions qui ne sont même pas punies. Ce sont les preuves évidentes d’une rébellion qui est déjà en marche. Le Maroc n’a pas eu besoin du printemps arabe pour lâcher la société contre l’Etat. L’assaut a démarré bien avant 2011.
Ces propos peuvent susciter l’étonnement chez les militants des droits de l’homme. Je les exhorte à ouvrir les yeux (et les oreilles) avant de tirer des conclusions. Qu’ils fassent un tour en ville (n’importe laquelle) pour constater la sécession des vendeurs ambulants, des gardiens de voiture et des chauffeurs de taxi. Ils se sont appropriés la voie publique. A cinquante mètres du Ministère de l’Intérieur, au nez et à la barbe de la crème de la crème de l’administration, des gardiens de voiture décident qui a le droit de stationner sa voiture et prélèvent un péage sur les fonctionnaires qui payent religieusement chaque jour quelques dirhams pour retrouver leur voiture intacte à la fin du service.
Les plages sont devenues « zones interdites » depuis que des hordes de jeunes mal-élevés y ont pris pied. L’Etat est impuissant et la situation empire d’une année sur l’autre au point que la presse internationale s’est emparée du sujet.
Il aurait fallu muscler l’Etat, le rendre plus fort et résilient. Mission impossible avec un système éducatif qui pollue la fonction publique en lui fournissant des candidats qui ont passé un mauvais bac et qui ont appris à l’école l’art de la tricherie et la science de la fraude.
A ce rythme, les vraies années de plomb sont devant nous alors que les intellectuels nous font croire qu’elles sont révolues. Dans les années 1970, l’Etat a opprimé des centaines de militants qui voulaient renverser le régime. Il a commis de nombreux excès qu’il n’est pas question de nier. Désormais, l’Etat recule et ouvre la voie devant les voyous, les mafias et les petits malins qui opprimeront l’ensemble de la population : classes populaires, classes moyennes et élites incluses. Nombreux sont les Marocains qui quittent leur pays pour vivre dans un environnement sain, abandonnant une belle situation à Casablanca ou Marrakech : ils ne supportent plus le harcèlement exercé par les désœuvrés (à l’encontre des femmes en premier lieu) et la montée palpable de l’insécurité. Même la campagne n’y échappe pas puisqu’est révolu le temps où la « aaroubia » était synonyme de quiétude. Même dans les patelins les plus éloignés, les faits divers se multiplient sous la poussée d’une société inquiète qui a soudain compris que l’Etat était en train de refluer.
Alors, faut-il rétablir la torture et les disparitions ? Bien sûr que non, je prends la peine de le préciser pour balayer d’entrée de jeu les cries d’orfraie que j’entends venir de loin. Il faudrait plutôt réfléchir à sauver l’Etat contre lui-même. Le danger ne réside pas dans les droits de l’homme, la menace ne provient pas d’un excès de liberté mais de l’incapacité de l’administration à suivre les évolutions de la société. Le Maroc doit réfléchir au type d’Etat à mettre en place pour garantir les droits de l’homme et le développement. Un Etat en ligne avec les mentalités, un Etat qui regarde la société en face, telle qu’elle est, pour mieux l’embrasser et l’emmener là où elle doit être. Autrement, les instincts les plus vils parleront plus haut et tout le travail fait depuis 1961 se diluera dans l’égoïsme et la médiocrité.
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