Chaque matin, elle fait son apparition et ça me suffit. En ces temps troubles, j’ai deux certitudes : que le soleil va se lever et que la belle japonaise va venir chercher son café au Palermo, mon « repère » à São Paulo depuis des années.
Avec son masque noir, elle me rappelle les femmes bien de chez moi. Les Marocaines de mon enfance portaient le nikab comme les femmes occidentales portent aujourd’hui le masque. Le bout de tissu flottait sur leur visage comme le drapeau blanc s’élève comme une colonne soldats vaincus. Leurs yeux étaient éteints, rarement espiègles, le goût de la défaite héritée de mère en fille est comme une petite mort que l’on se refile d’une génération à l’autre.
Tel est le souvenir que je garde de mon enfance. Des yeux tristes de ma grand-mère qui me cherchait chaque jour au jardin d’enfants, situé à proximité de l’avenue d’Alger. A l’époque, j’avais trois ou quatre ans et je détestais la compagnie des autres bambins, les nurses de blanc vêtues et les bigoudis roux de la « maîtresse », une vieille française pied-noir . Moi, je lui préférais de loin ma mère, plus jeune et plus belle.
Alors, en guise de revanche, je prenais le maquis. Une fois le spectre des nurses suffisamment estompé, je lâchais la main de ma grand-mère et courais de toutes mes forces en direction du café. Je traversais l’avenue comme une flèche sans me faire renverser et m’enfouissais dans un café fréquenté par les flics du commissariat central. Quelques instants plus tard, la vieille femme se tenait debout face au café, digne mais hostile, le nikab droit, la djellaba vert olive, la couleur de l’oppression. Elle ne pouvait rien contre moi, j’étais à l’abri dans le café car une « femme décente ne fréquente pas ce genre d’endroit ». Je me délectais des délices du patriarcat (j’ignorais que l’on allait me circoncire quelques mois plus tard…au nom du même patriarcat). Pour l’instant et jouissant de la plénitude de mes attributs, je me dissimulais de ma grand-mère entre les hommes en uniforme bleu, dans une atmosphère saturée d’odeur de café et de papier journal.
Quarante ans plus tard, je me réfugie toujours au café pour dire non. Cette fois, ce n’est pas contre le jardin d’enfants que je me soulève mais contre le confinement.
Il y a un mois, le gouverneur de São Paulo, un covidiste confirmé, a décrété la fermeture des cafés et des restaurants. Or, pour moi, le café – surtout l’expresso du matin – est un plus qu’un casus belli, c’est un motif de jihad. Tu peux t’emparer de Jérusalem, interdire le pèlerinage à la Mecque, décréter la vaccination obligatoire des nourrissons mais pas m’empêcher de prendre un expresso dehors avec mes amis.
La Grâce Divine s’est interposée entre mes gênes ardents et le confinement. Au mépris du décret, le patron du Palermo a disposé trois tables hautes en extérieur, au vu et au su de tous. Je choisis la plus ombragée par crainte du soleil tropical et par précaution au cas où un agent de la municipalité me surprenne en flagrant délit de « prise de déjeuner ».
La police passe sans cesse, elle regarde et ne pose pas de question, moi non plus.
La belle japonaise ne se doute pas de ce qu’il m’en coûte d’être planté là à 08h pour la voir traverser la salle de sa présence inquiétante. Lady Butterfly n’a pas besoin de craindre la police, la municipalité ou le corona. Elle est feu et glace à la fois, joie et peine, amour et indifférence, vierge et dévergondée. Tantôt elle est jaune, tantôt elle est grise, tout dépend des reflets du soleil et des radiations des néons. Tenez, hier elle était caramel, ses cheveux coiffés en queue de cheval découvraient des épaules enduites d’un vernis luisant, quiconque le caresse garde de la poussière d’étoile sur les doigts. Demain, elle sera de la couleur de la chair, rose et blanche. Puissance de la métisse, rencontre de deux périls mortels : le mystère impénétrable de l’Asie et l’impulsivité brutale de l’Amérique. On ne sait jamais si elle est contente ou peinée, sincère ou dissimulée, loyale ou intrigante. Elle est une parenthèse ouverte sur trois petits points rouges comme des morceaux de mon cœur.
Que le lecteur me pardonne si je projette sur cette innocente mon tropisme et ma répulsion simultanés pour la métisse nippo-brésilienne. Il est trop fort et trop fin pour moi ce mélange. Je suis un intellectuel en formation et un aventurier en contre-plaqué. Il s’en faut de beaucoup pour que je boive le venin et l’antidote en même temps. Croyez-moi, je parle d’expérience.
En attendant, l’innocente me lance un regard chargé de questions. Jadis, j’aurais été interdit, pris de panique à la perspective de choisir entre le désert familier et le saut dans l’inconnu. Aujourd’hui, marié et bien marié, j’entrevois la troisième voie : imaginer un dialogue entre un marin largué sur un île déserte et une belle hawaiienne à la chevelure noire et lisse. La fille du cacique, celui qui va décider si le naufragé sera servi aux requins ou mangé par le sorcier.
Madame est servie. Elle enlève son masque pour en remettre un autre : celui de Miss Saïgon. Yeux obliques, joues rondes, lèvres vermeilles, un condensé de naturel et de surnaturel : danger. Deux mètres nous séparent, pas assez. Et si je plongeais la tête dans ses cheveux, est-ce que je sentirais le parfum de la vanille ?
C’est le diable !
Ses parents étaient loin de se douter du fruit toxique de leur amour. Ils ont amené au monde un être au-dessus de la disgrâce qui a donné rendez-vous aux simples mortels : aucune ride sur sa peau ferme et douce, aucune imperfection sur sa taille, une créature prête à tout, que ce soit le salut ou la perdition. Tout dépend.
Son café terminé, elle remet son masque et redevient lointaine. Ce n’est pas juste : moi quand je cache mon visage, j’ai l’air d’un braqueur de banque ; elle elle se mue en promesse.
La japonaise passe en caisse. Elle part. Hors de ma vue.
L’air est plus respirable tout d’un coup. Les vapeurs se sont dissipées. Manoel, un autre habitué fait son entrée. Costard sur mesure, gourmette et bague en or. Depuis le corona, il me salue de loin, de très loin. Je le vis bien. De toute façon, ma femme ne l’aime pas beaucoup, elle me dit qu’il a été un magistrat véreux avant de prendre sa retraite.
Il est 8h30, Angela, la médecin retraitée me salue avec un sourire aimable puis se dirige vers le comptoir. Elle croit que je suis fou de toute façon, elle qui refuse ne serait-ce que de toucher les tasses et les couverts du café. Elle se fait servir dans un verre et une assiette en plastique « à emporter ». Le garçon, un grand bougre au regard sympathique, joue le jeu : il se contente de pousser le plateau en sa direction, elle le soulève du bout des doigts avec un luxe de précaution. Elle opérerait un patient à cœur ouvert, elle ne s’y prendrait pas autrement.
Ce matin, Manoel me raconte la dernière descente de police au « Bermudas », un célèbre bordel situé dans les environs. Les flics ont débarqué à 15h, il y avait une cinquantaine de filles pour une poignée de clients. « C’est la fin du monde ! A quoi bon vivre si on ne peut plus s’amuser ? ». Après tout, il a raison de s’indigner le père Manoel : tu peux acheter de la cocaïne et un revolver au marché noir mais pas boire un verre dans un bar de strip-tease. Curieux sens des priorités de nos autorités sanitaires. « En plus, les filles utilisaient le masque ! Alors, je ne vois pas où il est le problème ? ». Je garde le silence et me contente de lever les mains au ciel en guise d’indignation.
Il paraît que la rafle était « coordonnée » par un politicien local, lui-même ancien acteur porno.
Vous comprenez maintenant pourquoi je suis calme ? Vous comprenez pourquoi j’attends impatiemment le monde d’après ?
Néron, Néron, mon seigneur, brûle Rome, mets-le feu à la cité impie. N’aie aucune crainte, nous allons rebâtir Rome et garder le souvenir de Sénèque, Racine et Du Bellay. Impossible d’effacer la dette inacquittable qui nous lie aux Anciens.
Manoel développe. Après les maisons closes, ce sera les casinos clandestins où il a quelques participations minoritaires : « où va-t-on ? ». Moi, je m’en fous, tant qu’on me laisse prendre mon café au Palermo on peut même rétablir la dictature. C’est peut-être déjà le cas…
Il est bientôt 09h, je dois céder la place à Rogerio et son seau à glace. Il commence à boire tôt et ça se voit. Il est tout bouffi. Parfois, il me dit bonjour, parfois il m’ignore. Il doit croire que je condamne son mode de vie. Pas le moins du monde. Ma tête de neurologue ne me rend pas toujours service, j’ai l’air sérieux mais au fait je suis effaré, c’est différent.
La rumeur veut que Rogerio soit un ingénieur mécanique, broyé par la faillite de son entreprise et par le départ de sa femme…avec une autre femme.
D’un hochement de tête, il me remercie de lui avoir libéré la table.
Je paye et je sors. Le bus s’arrête devant moi. Il est bondé : adieu les gestes barrières.
En descend une petite femme à la peau basanée et au ventre qui déborde sous un t-shirt trop court, elle est en sueur et en pleurs. « Tout va bien, Madame ? ». On vient de lui voler son téléphone, un gars le lui a arraché avant de sauter du bus à l’arrêt suivant. « On appelle la police ? » Elle me fait non de la tête et s’en va. Elle est pressée. Sa patronne l’attend pour sortir les chiens.
Bien sûr, on ne confine pas les chiens au Brésil, corona ou pas. Les bobos s’enferment volontiers mais ne souffriraient pas de voir leurs animaux domestiques sombrer dans la dépression.
La petite bonne s’en va sans dire un mot. Peuple résigné, plumé à vif par la racaille d’un côté et par ses « élites » de l’autre.
Je lève les yeux vers le ciel. Et je crois apercevoir une présence, comme une vapeur d’eau qui remonte du sol chauffé par le soleil de 09h. Fumée blanche annonciatrice d’une bonne nouvelle.
Brûle Rome brûle…
Chronique publiée initialement dans Causeur.fr le 14/04/2021
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