Il faisait bon. Vraiment bon. Le soleil se couchait, noyé derrière les buildings gris et blancs, l’air était propre et légèrement humide, de cette humidité qui effleure la peau et ouvre les pores. Je respirais à plein poumons, un acte jouissif car illicite par les temps qui courent où suffoquer derrière un masque est un symbole de respectabilité.
Ici, sur le toit de l’immeuble, pas de caméras, pas de contrôle : la respiration est libre. La définition du luxe.
Fabio, mon voisin de palier, a monté les bières. Une dizaine de cannettes plongées dans un banal sac en plastique noir. Au fond du sac, Fabio a mis une compresse d’eau glacée, couleur vermeille, comme celle que les sportifs appliquent sur leurs lésions.
Au Maroc aussi, mes amis et moi dissimulions l’alcool dans des sacs noirs pour passer inaperçus. Combien d’imprudents ont été cueillis par la police à la sortie du supermarché pour « port d’alcool par un musulman » ! Souvent, je faisais porter le sac par Mathieu, un copain du lycée, lui il ne risquait rien, il n’était pas musulman.
Je craignais moins la police que la réaction de mon père qui ne supportait pas que des hommes en uniforme posent la main sur ses fils. « Je les ai bien élevés mes enfants, j’en suis garant, occupez-vous plutôt des voyous et des rodeurs ».
Un jour, je l’ai vu se porter volontaire pour se faire coffrer à ma place après qu’un motard de la police ait voulu m’emmener au poste. C’était un malentendu. Au beau milieu d’un rond-point, j’ai vu un motard foncer sur moi par la droite, alors j’ai pris peur et j’ai klaxonné en levant la main en guise de protestation. Il y a vu un outrage. « Emmène-moi à sa place, lui a encore besoin d’un casier vierge pour travailler, moi à mon âge je m’en fous, j’ai survécu à Oufkir, je survivrais bien à une nuit au poste ». L’affaire s’est réglée sur place à la marocaine, le flic ayant embrassé mon père sur le front en signe de respect. Depuis, je ne lève plus la main, je me contente de sourire en toutes circonstances.
« Dis, on l’a bien niqué le syndic » me glisse Fabio en se frottant les mains. Il me fait : « avance ton verre que je te serve ». Oui, on s’est bien moqué du syndic car il est strictement interdit d’accéder au toit de l’immeuble.
« Bon, dis-moi tu les as eues comment les clefs ? »
Fabio a une dent contre le syndic, un jeune écolo qui roule à vélo (en contre-sens et sur le trottoir) mais qui porte son masque avec le soin d’un chirurgien dans un bloc opératoire.
« J’ai fait du charme à la concierge, c’est tout, faut pas chercher plus loin ».
Les vieilles dames ont toujours eu un faible pour moi, elles n’ont pas besoin d’une carte de visite pour savoir qui je suis : un gentil garçon, relativement inoffensif, largué en Amérique du Sud. Un bagnard volontaire qui a préféré le bagne de Cayenne à une vie comme il se doit à Paris. Un fugitif.
Perchés au-dessus de douze étages, nous avions une vue directe sur les appartements aux alentours.
« Tiens regarde la brune aux fesses rebondies…là-bas au quatrième…celle qui fait du vélo d’appartement ».
Oui, Fabio, je l’ai vu. Elle va décoller incessamment sous peu. Elle se lève et s’assoit de manière compulsive comme si le sol sous ses pieds était en train de se dérober. C’est peut-être ça le secret pour avoir des fesses harmonieuses que les hommes détectent à cent mètres de distance.
Nous sommes restés quelques minutes dans cet état de contemplation, calculant au cm3 près le volume de chaque fesse et de chaque cuisse. Du temps de Cro-Magnon, cette compétence était cruciale, le chasseur devant évaluer en un clin d’œil l’intérêt et le risque d’attaquer une proie. De nos jours et avec l’avènement des surgelés, ce talent est devenu inutile. Nous sommes comme des nains dotés du bouton nucléaire.
Fabio a la cinquantaine, un bel homme aux yeux bleus et aux cheveux grisonnants. Il descend (comme la plupart des habitants de São Paulo) d’ancêtres espagnols et italiens. Il bosse dans une banque, au service sécurité. Il collectionne les armes : il a un revolver Taurus, un fusil de chasse et un fusil d’assaut AR-15. Le tout dans son appartement deux étages en-dessous. Il vote Bolsonaro bien sûr. Il estime qu’un homme est un homme quand il protège sa femme, sa famille et sa propriété. Je trouve qu’il a raison. Mon seul désaccord avec lui est que je ne suis pas né pour porter un revolver à la ceinture. Il m’est déjà arrivé de tirer au Beretta (en compagnie de policiers français qui m’ont fait une fleur, il y a très longtemps…je n’en dirais pas plus). J’ai tiré une dizaine de balles : toutes ont atterri sur le mur en bois loin, très loin de la cible. Depuis, je me suis convaincu qu’il valait mieux sous-traiter le monopole de la violence à des professionnels et laisser les rêveurs imaginer un monde où le loup caresse les agneaux au lieu de les dévorer.
Le vent se lève. Une brise embrasse nos joues pâles. Je lève les yeux au ciel où je vois la trainée de fumée d’un avion. Jadis, je me demandais si l’avion avait mis le cap sur une destination exotique. Désormais, je remercie Dieu de ne pas mettre les pieds dans un aéroport pour me faire palper par un inconnu et me faire enfoncer un coton-tige dans les narines.
La brune continue à manœuvrer en bout de piste. Et nous de la regarder, une cannette de bière fraiche et mouillée à la main. Un bonheur simple.
Je me sens bien. Avant de monter, j’ai passé quelques minutes à méditer, à ma manière dans un syncrétisme qui mêle respiration ralentie et musique relaxante. Aujourd’hui, j’ai répondu à l’appel de mes origines et écouté les yeux fermés les psalmodies des tijanis, des musulmans du Sénégal. A contre-courant de la gravité ambiante, les tijanis prient avec le sourire. Ils ont vraiment l’air heureux d’être ensemble et de scander des louanges interminables à leur maître, un certain Tijani, un Algérien né au XVIII° siècle.
Les tijanis sont comme moi, ils ont besoin d’amour et non de morale. Mes parents ont déjà fait le travail : ils m’ont appris le sens du Bien et du Mal.
Je ne vous en dirai pas plus car je ne veux pas en savoir plus. En matière de religion comme de femmes, plus on s’approfondit dans le sujet plus on risque d’avoir de mauvaises surprises.
Un jour peut-être, j’irai au Sénégal pour entendre chanter ces jeunes hommes au visage d’ébène. Vous me verriez alors flottant dans un boubou rose et blanc, posé sur un sofa, les jambes croisées, la tête qui va et vient au rythme de la musique. De son vivant, mon père me disait que j’avais une vocation de prêtre. Il n’avait pas tout à fait tort.
« Tiens, regarde qui vient ».
La femme de Fabio a trouvé notre cachette. Elle ramène des amuse-gueules en plus de sa chevelure châtain clair. Elle glisse sur le béton poli, toutes voiles dehors. Menue mais svelte, ni moche ni belle, elle est une pure création du yoga et de la diète végane. Sa mère est perse, son père est un Brésilien de souche, un amérindien tupinamba. Ce pays assimile tout ce qu’il touche car il est intransigeant : soit tu te mélanges, soit tu meurs. Trop de contradictions, trop de paradoxes ici, au lieu de les combattre, il vaut mieux se les injecter dans le sang comme on s’injecte un vaccin.
Deisy m’aime bien et c’est réciproque. Je suis un des rares à ne pas la draguer. Elle croit que je suis intelligent (les gens confondent souvent culture et intelligence) et me demande constamment ce que je pense de l’avenir du régime iranien, si les ayatollahs vont partir un jour etc. « Ma mère est née à Ispahan et elle veut revoir la maison de son enfance avant de mourir. »
Ce n’est pas gagné…
« Tu sais Deisy, tu as de la chance de ne pas avoir de connexion charnelle avec le Moyen-Orient. Tu ne souffriras pas comme ta mère. Il vaut mieux penser à préserver l’Amazonie que de sauver des peuples qui prennent la politique trop au sérieux »
Ses yeux brillent : elle doit croire que je suis intelligent, je suis juste tragique.
Deisy a les pupilles jaune-marron, elle est déjà sauvée : c’est une panthère de la savane brésilienne, une panthère végane mais un animal tropical quand même. Comme quoi un certain métissage guérit contre les malheurs et les dettes inacquittables de la vie.
Ça y est. Fabio et moi sommes en train d’arriver à bout du stock de bières. Il est temps de prendre une décision essentielle : on reste sur la bière ou on monte une bouteille de vin ? Fabio décide pour nous : il préfère la Heineken.
Deisy se retire, elle craint la bière comme on craint un danger imminent. « Le houblon, ça fait enfler. »
Enfin à deux, je peux titiller Fabio.
-Tu en es où avec la nana de la banque ?
J’adore entendre les histoires sentimentales des autres, c’est une école de l’humain, une œuvre édificatrice.
Il jette un dernier coup d’œil en direction de la brune au vélo d’appartement et me répond :
-Ah la stagiaire, tu veux dire ? C’est fini, elle s’est trouvé un petit copain de son âge.
-Et l’étudiante en médecine ?
-Je l’ai vue ce matin.
-T’as pas peur d’attraper le corona ?
-Tu sais du moment qu’elle ne tombe pas enceinte… Le corona, ça se soigne. Une grossesse, non.
Il est déjà 20h. Il est temps de descendre. On partage la dernière canette et on remballe le matériel.
On prend les escaliers en faisant attention, l’alcool a fait son effet. Pendant que Fabio me raconte sa dernière consultation médicale, je me demande si nous serons sauvés un jour, si nous serons appelés pour la vie d’après, ou bien si notre existence va se résumer à soudoyer la concierge pour boire des bières sur le toit.
-Dis Fabio, pourquoi tu fais ce que tu fais ? Pourquoi pas avoir une seule femme ?
-Parce qu’il y a trop de bonnes femmes disponibles !
-Comment ça ?
-Les mecs ont la trouille du corona, ils veulent plus entendre parler de gonzesses, ils veulent même plus mettre le nez dehors, alors baiser tu parles ! J’en profite comme je peux avant…
-Avant que ta femme ne découvre…
-Avant que ça pète, bon sang ! Tu crois que ça va continuer comme ça cette plaisanterie ? Personne ne bosse, les boîtes font faillite, y en a que pour les vaccins, c’est pas tenable ! La machine finira par s’arrêter et on commencera à se bouffer les uns les autres. D’ici là, je me tape tout ce qui bouge et m’entraîne au tir. Tu devrais faire pareil, c’est moi qui te le dis.
-Je sais pas tirer…
-Prends des cours tant que c’est encore possible. Je te débrouille la licence de tir sportif, j’ai des contacts.
Si j’étais sage, je sauverais ma peau et laisserais sombrer le navire. Qu’ils aillent au diable les idiots et les myopes qui nous ont lancé à pleine vapeur contre l’iceberg. Qu’ils crèvent ! Plus tard, quand tout sera fini, les survivants reconstruiront une nouvelle civilisation, meilleure et plus belle que la précédente. L’essentiel est de survivre à la grande débâcle pour participer à la Renaissance.
Quelques instants plus tard, je rentrai chez moi, le sourire au visage, transporté par la joie émancipatrice du deuil.
Texte publié à l’origine sur Causeur.fr le 29.04.2021
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