Par Léo PEREZ, un contributeur fidèle et patriote français.
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à Jean Deval
« Et les peuples ne comprendront même pas pourquoi ils auront encore à payer un jour. »
Dans tout rapport humain, il y a deux écueils à éviter : rechercher tout conflit, rejeter tout conflit. Cela s’applique à la guerre, qui est un rapport humain comme les autres.
Il y a ceux qui, par souci de se désennuyer, veulent à tout prix qu’une guerre éclate. Il y a ceux qui, par souci de s’ennuyer, condamnent toute guerre en absolu. Les premiers sont indifférents aux souffrances humaines, les seconds sont indifférents aux complexités du réel.
Si en pleine conscience on désire le bien, on tâchera de comprendre ces deux écueils, afin de ne pas tomber dedans. Sinon on désire le mal, et le pire peut advenir.
La guerre qui a lieu en Ukraine depuis plusieurs semaines a été déclenchée par le président de la fédération de Russie Vladimir Poutine. Extérieurement à ces deux États, les uns cherchent à tirer profit de cette guerre : soit par intérêt, soit par divertissement, qu’ils se trouvent ou non sur les lieux de l’affrontement. Les autres dénient absolument toute rationalité à la guerre et refusent son existence : de là vient que lorsqu’une guerre apparaît, ils reportent toutes les contradictions sur le seul élément déclencheur, et recherchent à tout prix sa destruction. Autour des deux opposants, une mascarade se forme où les uns et les autres encouragent et huent sans trop craindre de conséquences sérieuses pour eux-mêmes.
Une telle mascarade a pu être aperçue à Versailles les 10 et 11 mars derniers. Elles réunissaient les différents chefs d’États européens, les autorités de l’Union Européenne, tous en tenues d’apparat, pendant que l’on mourrait en Ukraine. Il est utile de rappeler cette concomitance car elle semblait presque fortuite à la lecture de points abordés, qui n’avaient à peu près aucun lien avec la guerre, sinon celui qu’elle fût prétexte à réunion. Et de fait, on voyait sur les visages des principaux intéressés une satisfaction manifeste qu’ils n’essayaient pas même de cacher devant à la gravité des évènements. Pourtant, l’enjeu était de taille à fatiguer tous les participants par la dureté du labeur attendu. Il y avait lieu d’un travail à accomplir du côté des tiers, quoique la guerre soit avant tout celle de la Russie et de l’Ukraine.
La guerre, écrivait Clausewitz, n’est qu’un duel sur une grande échelle. Il y a donc avant tout deux partis. Au premier chapitre de son livre, il ajoutait : « la guerre est un acte de violence à l’emploi de laquelle il n’existe pas de limites ; les belligérants s’imposent mutuellement la loi ; il en résulte une action réciproque qui, selon son concept, doit conduire aux extrêmes. » En lui-même le pur antagonisme aboutit au pire. Certes, mais il peut y avoir un tiers parti, externe à l’antagonisme et susceptible d’enrayer cette mécanique interne. L’important pour le tiers est alors de bien rester tiers. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, il peut agir de l’extérieur pour contraindre les belligérants à s’entendre sur une issue. Sinon, il ne fera que rentrer dans l’antagonisme et participer lui aussi à la mécanique de montée aux extrêmes décrite par Clausewitz.
Pour que l’Union Européenne fût restée tiers parti dans cette guerre, il aurait fallu un travail politique acharné afin de s’entendre entre États membres sur une possible médiation avec l’Ukraine et la Russie. Travail acharné en effet, puisque compte tenu des intérêts évidemment divergents des États membres, une telle position commune n’aurait pas été trouvée sans de rudes négociations. Et quand bien même cela se serait produit, il n’est pas certain que la Russie aurait accepté l’Union
Européenne comme médiateur, dans la mesure où l’Union Européenne est largement dépendante de l’OTAN avec laquelle la Russie a maille à partir dans cette histoire.
Or cela ne s’est pas produit, donc la guerre continue comme avant.
Ici la France a une responsabilité toute particulière. Seul pays européen disposant d’une défense suffisante pour être pris au sérieux parmi les puissances militaires mondiales et de plus membre du conseil de sécurité de l’ONU, la France si elle eût été non-alignée, toute la face de la guerre aurait changé. Une France non-alignée aurait pesé sur la balance géopolitique et aurait été en capacité d’afficher une neutralité réelle en face de la Russie et de l’Ukraine. Une France qui ne fût pas retombée dans le commandement intégré de l’OTAN sous Nicolas Sarkozy eût pu accomplir son rôle historique de médiateur. Ce que fut le gaullisme rendait ce rôle possible, le disputant autant aux États-Unis qui sont aujourd’hui l’ombre derrière l’Ukraine, qu’à l’ancienne URSS devenue aujourd’hui la fédération de Russie. Alors son rôle aurait pu consister à forcer une entente sur la localisation des missiles du système de défense de l’OTAN, de même que sur la cessation des combats et le retrait des troupes russes hors de zones géographiques définies.
Au lieu de cela, le président Macron préfère s’admirer dans la galerie des glaces.
En juin 1919 dans cette même galerie des glaces, les dirigeants européens d’alors signaient le traité de paix mettant fin à la Première Guerre mondiale et réglant les conditions de sortie du conflit.
Le Traité de Versailles, du fait de positions trop divergentes vis-à-vis de l’Allemagne parmi les Alliés, laissait ce pays conserver son unité et son potentiel de puissance tout en lui donnant trop de raisons pour rompre le traité qualifié de diktat. Le conflit en germe était analysé un an plus tard par Jacques Bainville dans son ouvrage intitulé Les Conséquences politiques de la paix.
En plus de décrire avec vingt ans d’avance les évènements qui allaient conduire au second conflit mondial, l’analyse du journaliste français contrastait avec celle des Conséquences économiques de la paix. Contrairement à Keynes et aux actuels dirigeants européens, Bainville ne croyait pas que les seules forces économiques déterminent « les courants inconnus qui coulent sans cesse sous la surface de l’histoire politique et dont nul ne peut prévoir les résultats. » Il existait pour Bainville des forces politiques plus profondes encore, et c’étaient ces courants qu’il fallait suivre. Les dirigeants européens d’hier et d’aujourd’hui ont sur-estimé les forces économiques et sous-estimé les forces politiques. Ils suivent les mauvais courants.
Plutôt que de réserver leur peu d’actions concrètes au domaine financier, les dirigeants de l’Union Européenne auraient mieux fait d’agir de concert en proposant à la Russie et à l’Ukraine une médiation, tout en affichant un front politique commun lors même que des négociations entre États membre se seraient poursuivies en sous-main, ceci afin de paraître un acteur crédible. Quant au reste de ce qui est ressorti des journées du Sommet de Versailles, qu’on se contente de ces deux points pour résumer la teneur des autres : « la construction d’une économie plus résiliente » ; « la réduction de nos dépendances énergétiques ».
Croire que l’Europe pourra demain se passer de la Russie quand des pays comme la Finlande en sont dépendants à 97% pour le gaz et à 80% pour le pétrole, ce n’est pas seulement se tromper d’urgence, c’est se tromper tout court. Une mascarade donc, mais une mascarade qui ne fait pas rire. En bien des occasions, l’inaction revient à agir pour le pire. L’inaction politique des dirigeants européens, masquée par les gesticulations économiques, revient à agir pour le pire. Cette inaction rentre dans les multiples causes politiques de la guerre. Car la guerre continue. Or comme Bainville écrivait que « les conséquences politiques de la paix sont bien plus importantes que les conséquences économiques », on pourrait ajouter que les causes politiques de la guerre sont bien plus importantes que les causes économiques. Et rentrant dans le jeu des causes, qu’il soit bien entendu que l’on aura à en payer les conséquences un jour ou l’autre.
Pour résumer, en remplaçant les mots “Allemand“ par “Russe“ et “Société des Nations“ par “Union Européenne“, on aurait pu dire du compte-rendu du Sommet de Versailles ce que Bainville disait du Traité de Versailles : « Ainsi les détails du traité sont un travail d’experts et de techniciens. L’ensemble, les grandes lignes sont de l’ouvrage d’amateurs. De là lui viennent deux de ses traits dominants : un caractère moral prononcé, car il est facile de mettre des lieux communs de moralité à la place du raisonnement politique qui exige un effort intellectuel et une préparation particulière. Ensuite un caractère « économique » non moins accusé et qui s’accorde avec le moralisme puritain. Cette alliance n’est pas une nouveauté. Ici, elle a eu pour effet de primer toute considération vraiment politique. Le célèbre Economist de Londres concluait le 5 juillet 1919, une étude sur la valeur du traité de Versailles par ces mots : « L’Allemand n’est pas naturellement belliqueux. Or, il vient d’apprendre que la guerre n’est pas d’un bon profit. Les États nouveaux ont encore à apprendre cette leçon : c’est le rôle de la Société des Nations de le leur enseigner. » »
Donner une leçon en retirant l’argent de poche, c’est ce que font des parents. Or les Russes ne sont pas des enfants, on traite avec eux d’homme à homme ou l’on ne traite pas. Que Vladimir Poutine soit responsable ou non n’y change rien, tout tiers externe à cette guerre a un devoir de discernement et de positionnement lucide.
Tout le monde sait que selon Clausewitz la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Si l’on a compris que l’absence de décisions politiques constitue toujours une politique, quoique désastreuse, il faut également admettre que la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens.
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Il existe un conflit permanent au cœur des rapports humains. Ce conflit est comme une flamme. Cette flamme est l’activité de la vie. Il ne sied pas de l’étouffer ni de l’attiser, mais de la réguler. On maintient ainsi l’équilibre entre l’absence de feu qui est la mort, et l’incendie qui est aussi la mort. Entre l’ordre figé et le désordre généralisé. Lorsque la flamme faiblit, on doit la ranimer ; lorsqu’elle grandit trop, on la calme. Si on fait l’inverse ou si l’on ne fait rien, on se brûlera ou on gèlera. Dans les deux cas, on meurt.
Ainsi : ne pas rechercher tout conflit, ne pas rejeter tout conflit. Voir ce qu’il en est, et vouloir restaurer l’équilibre. Enfin, que l’on ne se croie surtout pas hors d’atteinte. Tout conflit est le nôtre, seulement il ne se manifeste pas toujours à nous. L’équilibre est général, et s’il est détruit, la destruction est générale elle aussi.
Participant nécessairement aux causes du tout, à feindre d’agir sans rien faire on se dupe soi-même plus qu’on ne dupe les autres. Et participant aux causes sans rien faire, on en subira tous nécessairement les conséquences. C’est ainsi, les hommes sont pris. On peut très bien se plaindre de l’effort perpétuel qui est imposé, voire l’interrompre en arguant que tout cela ne sert de rien. Ou bien l’on peut apprécier les fruits de ce travail en commun et le poursuivre.
« Il faut se délecter dans ce pessimisme ou en secouer la lourde chape. On peut conclure à l’indifférence, à l’inutilité de tout. C’est bien si, pour son compte, chacun est résolu à subir les suites de la sottise en se consolant de ce qu’il souffre par l’âcre plaisir que procure le spectacle de l’universelle insanité. Mais le moins forcené, le plus désabusé des Juifs l’avait déjà dit : nous aurons les conséquences. Et nous les aurons tous. (…) On ne sépare pas son sort de celui des nations. Ou bien on ne l’en sépare qu’à la condition de renoncer à soi-même pour se moquer du genre humain. »
Ce savoir est essentiel, il rappelle à tous que toute guerre est la sienne. On doit agir quand on doit agir, ou ne pas agir quand on ne le doit pas. Mais dans les deux cas, on doit le faire après en avoir médité les causes et les conséquences.
« A des sommes prodigieuses de dévouement et de sacrifice répondent des abîmes d’ignorance. Grand est le nombre des hommes qui subissent, qui vivent, souffrent et meurent sans avoir interrogé. Petit le nombre de ceux qui cherchent à déchiffrer les causes pour lesquelles ils payent jusque dans leur chair. »
Qu’on ne l’ignore pas : tout est compté. Il vaut mieux en être conscient, on agira par la suite pour le bien ou pour le mal en connaissance de causes.
Léo Perez
Photo: Le Monde
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